Qu’elle semble loin l’image doudouiste de la bouteille de rhum, coiffée d’une “tête marée” et qui portait sur elle tous les clichés les plus tenaces des Antilles françaises. Aujourd’hui, le rhum agricole est devenu un produit d’exception, consommé de New york à Tokyo, comme les plus grands cognac ou les meilleurs Bourbons. Il est devenu une valeur sûre et le témoin d’une recherche constante de qualité et d’innovation, une modernité qui fait du rhum de nos régions le plus bel exemple de leur réussite. Bienvenue dans des îles dont le savoir-faire industriel pourrait bien se mesurer à l’aune de la qualité de ses rhums agricoles.

Dossier réalisé par Mathieu carbasse. Textes de Mathieu carbasse, céline Malraux et camille Dervaux.

Photos de Jean-Albert coopmann 

 

Rhums agricoles La plus belle réussite industrielle des Antilles françaises

« Moi, je veux avoir le meilleur rhum du monde. » Jean-Pierre Bourdillon, l’ancien PDG du Rhum La Mauny qui s’est battu pendant de longues années pour la création de l’AOC Rhum Agricole Martinique, ne croyait pas si bien dire. Peut-être avait-il déjà senti, au milieu des années 1970, la nécessité pour les rhums des Antilles françaises de suivre la route de d’excellence, un gage de qualité indispensable pour exister dans un marché mondial cannibalisé par les multinationales que sont Bacardi ou Havana Club. Peut-être aussi avait-il senti, avant d’autres, la crise qui guettait la filière canne-sucre-rhum. En témoignent des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. En Martinique par exemple, il se broyait à l’époque environ 500.000 tonnes de canne dans les 23 distilleries et 4 sucreries que comptait l’île. Une île qui produisait près de 100.000 hectolitres d’alcool pur (HAP). Aujourd’hui, on ne broie plus qu’environ 200.000 tonnes de canne dans 7 distilleries et une sucrerie (celle du Galion) pour seulement 80.000 HAP produits. En Guadeloupe, le constat est le même : il ne reste aujourd’hui que 9 distilleries (1 seule en Grande-Terre, 5 en Basse-Terre et 3 à Marie-Galante) qui ne broient que 50.000 tonnes de canne et produisent peu ou prou 25.000 HAP de rhum agricole.

Mais la mutation la plus profonde de ces vingt dernières années, c’est bien l’évolution du mode de consommation du rhum. Certes, le “feu”, le “sec” ou le “macata” restent tenaces dans les cultures et les usages mais ils ne sauraient cacher l’irrémédiable évolution de la clientèle du rhum. Aujourd’hui, cette dernière recherche des produits plus fins, comme le prouve récemment l’avènement du rhum vieux. Pour faire simple : en 2012, on boit moins qu’avant, mais on boit mieux. D’où la nécessité de travailler sur la qualité, l’excellence ou encore la labellisation. Pour le goût des consommateurs en premier lieu, mais aussi pour exister dans un marché international toujours plus concurrentiel et qui absorbe, bon an mal an, un quart de la production des rhums de Martinique ou de Guadeloupe.

 

Les seuls rhums agricoles du monde

Dans le monde, les différents pays producteurs de “rhum” ont leur propre définition et leur propre mot pour désigner cet alcool. La plupart de ces rhums sont des eaux de vie de canne tirées des mélasses : aguardiente en Amérique Latine, Cachaça au Brésil (qui peut parfois être un rhum agricole), batavia en Indonésie, Refino au Mexique ou encore le Basi aux  Philippines…

Les rhums des Antilles françaises se heurtent ainsi à la concurrence des rhums produits partout sur la planète, et notamment en Amérique Latine. Des rhums qui ont des

prix de revient de 5 à 10 fois inférieurs à ceux de nos territoires. Sans compter que ces pays ne sont pas soumis aux mêmes contraintes sociales (salaires bas) et environnementales… D’où l’obligation pour nos rhums de se singulariser par la recherche d’une qualité hors du commun. Parce que ce n’est pas sur la quantité qu’ils y parviendront : si la Martinique produit chaque année près de 10 millions de bouteilles, Bacardi à lui seul en produit entre 100 et 120 millions ! Il faut donc

Les rhums des Antilles françaises se heurtent ainsi à la concurrence des rhums produits partout sur la planète, et notamment en Amérique Latine

Des rhums qui ont des prix de revient de 5 à 10 fois inférieurs à ceux de nos territoires. Sans compter que ces pays ne sont pas soumis aux mêmes contraintes sociales (salaires bas) et environnementales… D’où l’obligation pour nos rhums de se singulariser par la recherche d’une qualité hors du commun. Parce que ce n’est pas sur la quantité qu’ils y parviendront : si la Martinique produit chaque année près de 10 millions de  bouteilles, Bacardi à lui seul en produit entre 100 et  120  millions ! Il faut donc  que prime la qualité sur la  quantité, d’autant plus que le rhum vieux, principal produit d’exportation, compte pour concurrent direct des spiritueux haut de gamme comme le Cognac ou l’Armagnac, mais aussi le Brandy ou le Bourbon. Seule la recherche de l’excellence et le fait de viser des niches à l’international pourront donc sauver les rhums agricoles, en s’appuyant sur leur spécificité.

 

Une indispensable singularisation

La recherche de l’excellence, c’est avant tout celle d’un produit contrôlé, certifié, à chaque étape de sa fabrication. C’est même ce qui doit faire la différence.

“Pour un 10 ans d’âge par exemple, en France, tout le volume a 10 ans d’âge. Dans les autres pays, sur un litre de 10 ans d’âge, on peut avoir 10% à 10 ans d’âge, 50% à 5 ans d’âge, le reste à 3 ans… Mais on ne peut malheureusement pas imposer aux autres pays de s’aligner sur les règles communautaires”, souligne Hervé Damoiseau, PDG des rhums du même nom.  Ce gage de qualité, c’est aussi celui de   l’excellence de toute  une chaîne industrielle : distilleries toujours plus modernes, technologie de pointe, savoir-faire et conscience professionnelle des hommes et des femmes qui font le rhum agricole ou encore des usines respectueuses de l’environnement.

En Martinique, cette exigence de qualité s’est traduite, en 1996, par la création de l’AOC Rhum Agricole Martinique. Une logique de labellisation qui fonctionne particulièrement bien dans l’Hexagone pour le vin ou le fromage. “L’AOC devait apporter la reconnaissance d’un savoir-faire, d’un lien au terroir, d’une vraie typicité, précise Claudine Neisson-Vernant, propriétaire récoltant de Neisson et Présidente du Syndicat de Défense de l’Appellation d’Origine Rhum Agricole Martinique (SDAORAM). Je crois que nous y sommes parvenus. Je rends d’ailleurs hommage à la vision de Jean-Pierre Bourdillon ou à celle de mon père qui avaient senti, à l’époque, la nécessité de valoriser le rhum agricole de Martinique, raison pour laquelle ils ont créé l’AOC”. Certes, avant 1996, les rhums agricoles produits en Martinique faisaient déjà figure de produits remarquables et remarqués. Mais l’AOC leur permet aujourd’hui d’exister dans l’océan des rhums industriels.

Si les producteurs guadeloupéens n’ont pas opté pour la création d’une AOC, il n’en demeure pas moins qu’ils ont aussi de leur côté amorcé le virage de l’excellence qualitative, nécessaire pour exister sur le marché mondial.

 

L’innovation au service des consommateurs    

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? Pas vraiment, c’est même le contraire ! Parce que le  meilleur rhum du monde ne se vend pas dans une bouteille banale, les producteurs de rhum agricole des Antilles françaises ont su parfaitement renouveler les codes du rhum en adoptant une approche marketing proche de celles des plus grandes maisons de spiritueux. Ainsi, fleurissent désormais dans les linéaires des supermarchés des flacons toujours plus beaux : XO, VSOP, Grande Réserve, Editions limitées… Tout est bon pour diversifier une production d’une qualité exceptionnelle, sans compter les producteurs qui ont misé sur une diversification tout azimut : rhums arrangés, préparation pour cocktails, rhum à 40° pour coller au mieux à l’attente des consommateurs…

Parce qu’elle est peut-être là, la plus belle réussite des rhums de nos régions : savoir répondre à l’attente et aux goûts des consommateurs en proposant des produits innovants. Grâce à des sondages, grâce aussi à l’utilisation des réseaux sociaux, le consommateur est placé en amont du développement de l’industrie rhumière. Comme le souligne à juste titre Charles Larcher, Directeur Général de Clément : “C’est à nous de nous adapter à nos consommateurs, pas le contraire. On doit produire ce que l’on vend, et non pas vendre ce que l’on produit”. Tout est dit.

 

Mais si la réponse aux consommateurs bat son plein sur le marché local, à l’export il s’agit avant tout de miser sur une identité forte, sur une vraie typicité. Et là encore, une réelle démarche marketing a réussi à poser les bases d’une singularité. “Je crois que l’on a réussi à insuffler à travers la marque HSE le succès de nos produits et d’une perception qualitative. On nous lit mieux, on nous comprend mieux, la marque bénéficie de plus de lisibilité pour le client au niveau local comme à l’export, avance Cyrille Lawson, directeur commercial chez HSE. Il ne s’agit pas de moderniser pour moderniser mais de trouver une identité propre sur laquelle s’appuyer pour une stratégie à long terme. En ce sens, nous sommes en adéquation entre la qualité de nos produits et le packaging”.

Au-delà même de leur identité, les rhums des Antilles françaises ont aussi vocation à représenter des territoires à l’international. N’y a-t-il pas de plus beau produit pour promouvoir les destinations Guadeloupe ou Martinique que le rhum agricole ? Pour Sylvain Guzzo, associé en charge du secteur commercial des rhums Karukéra, le manque de notoriété à l’export des rhums de dégustation face au Cognac et au Whisky doit pouvoir être compensé par « un fort potentiel d’attractivité “Made in France sous les tropiques” qui permet à des niveaux de prix élevés, de mettre en valeur le caractère exceptionnel de nos produits auprès des consommateurs à la recherche de sensations nouvelles ».

Recherche de l’excellence, marketing, innovation, singularisation… autant de démarches qui font aujourd’hui de nos rhums de véritables modèles de développement de nos territoires. Si l’on peut (peut-être) regretter le fait que les rhums des Antilles françaises ne s’appellent pas “Martinique” ou “Guadeloupe”, comme le Cognac, le Calvados ou l’Armagnac, si l’on peut regretter que les producteurs n’aient pas choisi une bouteille unique, la même pour tous les rhums, de façon à être plus facilement identifiable sur le marché international, les rhums agricoles de Guadeloupe ou de Martinique font figure d’industries de pointe et de qualité, et représentent une formidable vitrine pour nos régions. Un modèle qui pourrait donner des idées, notamment pour le café ou le cacao… et pourquoi pas pour l’industrie touristique.