Été 1993. J’ai douze ans et le soleil des vacances qui se reflète dans l’écran de la TV m’empêche de jouer à la Megadrive. Je tire les rideaux ; ma mère entre dans la chambre, et ce récit devient drame. Me voici encore à m’abrutir devant ces machins, à me tuer les yeux dans le noir, à ne pas profiter du bon air alors qu’il fait si beau dehors ! Et dire que toute l’année je me plains d’être enfermé à l’école et voilà que je passe mes vacances cloitré ! Que j’ouvre au moins une fenêtre ! Si je savais comme je l’énerve à rester là comme un zombie ! Quand on pense que les enfants normaux ne demandent qu’à jouer au football avec leurs copains, qu’a-t-elle bien pu faire pour mériter un fils pareil ?

La porte claque, j’appuie sur START. Ma mère reviendra dans une heure ou deux. Moi, je vis des aventures qu’elle ne pourrait soupçonner. Prototype 1.0 d’une classe sociale qui dominera bientôt le monde, sorte de beta-geek avec de l’acné, je reste isolé dans mon univers et cette indépendance imaginaire me ravit. Aucun ballon de foot n’a jamais offert une telle liberté : fortune et gloire au bout de mon paddle, lors de soirs d’été qui semblaient durer la vie entière, comme dans les chansons de Nino Ferrer.

 

Printemps 2013. J’ai trente-deux ans, un smartphone et un ordinateur portable. Je tweet et facebookise avec tous mes amis d’enfance : nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Je passe plusieurs heures par jour sur internet à m’informer de l’actualité internationale. Je consulte des dizaines de sites, je joue, j’échange, je partage, je dialogue, j’écris. La vie virtuelle n’a jamais été aussi réelle. Internet a réuni les adolescents d’autrefois autour de leurs passions communes : jeux de rôles, cinéma fantastique, design, bande dessinée, littérature…

Plus qu’une communauté, nous sommes un réseau. Les Playstation se sont succédées, la technologie n’a cessé de croître, d’innover et de se perfectionner. Nous étions là les premiers ; aujourd’hui, nous en exploitons toutes les possibilités. Création d’entreprises, start-up, web marketing, campagnes de pub virtuelles, films d’animation, jeux vidéo, applications tablettes, sites en tous genres… Depuis les Antilles et dans mon canapé, j’échange avec Taïwan et Hong-Kong, Sao Polo et San Francisco. Achat, vente, troc, clic-clic-clic. L’isolement ? Le repli sur soi ? Ah bon… Je travaille pour des compagnies européennes et américaines, je suis informé des dernières nouveautés High Tech venues du Japon, je connais les tendances économiques de développement, je parle avec ma famille éloignée et je joue avec mon fils… aux jeux vidéo, évidemment.

Les geeks ont évolué au rythme des technologies qu’ils ont contribuées à démocratiser. Premiers usagers des outils qui façonnent le quotidien des hommes du XXI° siècle, ils ont quitté leurs chambres d’adolescents dans le sillage de leurs chefs de file. Steve Jobs et Peter Jackson sont partis de là : autrement dit, de rien. Ils ont investi un terrain vierge et l’ont défriché pour les nouveaux arrivants. Ce qui n’était encore il y a vingt ans qu’une terra incognita est devenu un secteur d’activité et un cœur d’investissement économique sans pareil.

Les geeks sont désormais des bâtisseurs de réel, tels les constructeurs de mondes imaginaires qu’ils furent dans leur enfance. Nous sommes les fils de Tolkien et de Steve Jobs, les enfants de Dragon Ball, de l’Atari et de Final Fantasy, du Club Dorothée et de Donjons & Dragons. Nous sommes Marty McFly, les Goonies et Stephen King ; Akira Toriyama, Lucasfilms et Disney Channel ; nous sommes les pirates de Monkey Island, les aventuriers des mystérieuses Cités d’Or, les derniers Chevaliers Lumière ! Les sales rejetons de Sega et de Dark Vador, le sixième Bioman et les compagnons d’Ulysse 31. Nous sommes les frères Mario, les Chevaliers du Zodiaque et Sankukaï. Nous sommes la génération née avec l’ordinateur et la technologie de salon, une Gameboy en argent dans la bouche : les enfants terribles du jeu vidéo et de l’internet, les rhétoriqueurs acharnés de Goldorak, les derniers membres en vie de la Bande à Picsou, wouh ouh !