« Dans les airs de gauche à droite : Florence Baudin (BeeCee Design) ; Claude Joseph-Angélique (Perfexpert) ; Nicolas Augustin (DevOxyz) ; Basile Coyo (BeeCee Design) ; Yoann Saint-Louis (Carfully) ; Laura Lameynardie (Zandooli)

Dossier conçu par Yoann St Louis et Camille Dervaux. Textes de Michael Glondu et Camille Dervaux. Photos de Jean-Albert Coopmann.

« Innover »… ce mot, rond en son centre comme un œuf, me tourne en bouche avec le souvenir du temps où, marmot, je portais sur ma langue tout ce qui était neuf. J’observe ce –nov, cette capsule originelle autour de laquelle on articule… En latin, « novare » signifie « rendre nouveau, refaire », mais aussi « changer et transformer. » Tiens donc… La métamorphose comme principe fondateur d’un mot en forme d’œuf ? Et de cette matrice jaillira l’inattendu…

Littré me précise que « l’innovation se distingue de l’invention ou de la découverte par son caractère opérationnel et sa mise en œuvre concrète. » Une sorte d’énoncé performatif en quelque sort : qui innove, agit. Qui casse un œuf fait une omelette, ce qui est nettement meilleur qu’un œuf dur vous en conviendrez… d’où l’importance d’innover pour goûter à quelque chose de neuf. Innovare ergo sum, j’innove donc je geek. En espérant qu’il en sortira une demi-douzaine de recettes jusqu’alors inconnues, du jour fraîchement pondues. 

En 1975, deux jeunes américains tout juste âgés de vingt ans se lancent, dans le garage de l’un d’eux, dans la construction en série limitée d’ordinateurs, d’après le prototype qu’ils viennent de concevoir. Ils ont vendu, l’un sa voiture, l’autre sa calculatrice dernier cri, pour financer ce projet. Tous les deux s’appellent Steve, et ils viennent de fonder une petite société de hardware expérimental, au nom sucré de… Apple.

En 1979, un service secondaire de la division informatique de Lucasfilms voit le jour. Sobrement nommé Graphic groups, ses membres sont chargés de mettre au point des systèmes inédits d’animation assistée par ordinateur. Aujourd’hui, Graphic Groups est mieux connu sous le nom de… Pixar.

En 2003, lors de ce qui pourrait sembler à nos yeux la préhistoire de l’Internet, un jeune étudiant de Harvard pianote sur son ordinateur portable les premières lignes de code d’une application appelée Facemash. Il reprend et réorganise à sa sauce un site de vote en ligne, interne à la célèbre université, permettant d’évaluer laquelle de deux étudiantes est la plus désirable. Une simple page web de partage de photos, en somme. Ce sera… Facebook.

Ils ne sont pas les seuls à avoir cru en une vision et à l’avoir concrétisée. Ces exemples prestigieux sont là pour ouvrir la voie. La morale de leur histoire ? Avoir des idées, c’est bien. Se donner de la peine pour les mettre en application, c’est mieux. Voilà ce qui s’appelle « innover ». Du travail de geek, si l’on y regarde bien. Et chez nous, c’est pour quand ?

Le geek 2.0

Il y a dix ans, le geek était un individu marginal, probablement adolescent, certainement vierge, et à coup sûr amateur de jeux vidéo. La panoplie comprenait : un langage hermétique (sans doute dérivé de l’elfique), une intimité intrigante avec la gente électronique et un air de créature apeurée par les vicissitudes de cette chose barbare que l’on nomme « réalité. »

Mais le réel, cet animal fluide et capricieux qui n’en fait qu’à sa tête, a semble-t-il choisi le geek pour nouveau maître. Aujourd’hui, le geek a grandi. Il est père de famille, chef d’entreprise et surfeur bronzé de la déferlante technologique. La définition n’a plus rien à voir avec celle de nos grands frères. Le geek next génération s’informe, créé et transmet. Il innove pour se différencier. Créatif, il a le souci d’apporter la preuve de l’efficacité de ses idées.

De fait, cette petite frange marginale de la population qui s’est intéressée la première au secteur de l’informatique est aujourd’hui devenue bien plus sociale grâce au Web, son cheval de Troie, l’instrument fétiche de sa propagation : blogs et réseaux sociaux, partage immédiat de l’information et des passions… Le geek est une espèce avantagée. Bidouilleur, curieux, toujours connecté… les plus puissants d’entre eux ont une influence directe sur les gouvernements : on reçoit le PDG de Google avec les honneurs réservés aux grands de ce monde. Peter Jackson et Mark Zuckerberg ont acté la revanche des geeks.

La force principale du geek réside dans la simplicité de son action. Quand l’industrie classique du XX° siècle demandait, et demande encore, des investissements lourds, du matériel onéreux et des finances conséquentes, l’informatique n’a besoin que d’un ordinateur et d’une connexion pour s’exprimer. Via le Web, on tombe fatalement, quelque part dans le monde, sur une personne qui a rencontré le même problème que soi et qui a partagé sa solution. Pourtant, malgré son succès et son omniprésence indéniable dans nos vies courantes, l’innovation technologique ne se trouve encore au cœur ni d’une réflexion commune chez les politiques, ni d’un apprentissage précoce auprès des jeunes générations.

Internet le mal aimé

« L’école n’éduque pas forcément à son usage » constate Nicolas Augustin, président fondateur de Martinique Tech. « Dans les entreprises, on rencontre toujours des réfractaires à ces techniques… un peu d’évangélisation est nécessaire afin de montrer le gain de temps et d’argent que cela représente. Souvent, les gens ne savent pas comment le net peut les aider au quotidien et augmenter leur productivité. Trop d’entreprises n’ont pas leur propre site internet. »

Les usagers du web sont paradoxalement plus en avance que les entreprises ou que les médias, car, par la force des choses, l’insularité a conduit le plus grand nombre vers un usage régulier : le Web réunit virtuellement les membres de la diaspora, les internautes étudient avec un soin maniaque les différences de prix entre prestataires de transports etc. Or les entreprises locales ne communiquent que très peu, voire pas du tout, sur le Web.

Yoann St Louis a son avis sur ce décalage : « Cela est dû au fait que certains chefs d’entreprises sont encore bloqués dans des réflexes de communication traditionnelle et que souvent les agences qui les accompagnent ne sont pas spécialistes du média Internet. Nous avons par exemple en Martinique 1% du budget média consacré au web, ce qui montre bien l’aspect secondaire de ce support et c’est bien dommage. Souvent sur le web, les résultats peuvent être très intéressants avec des budgets moindres et mieux maîtrisés ».

À quelles erreurs pourrions-nous imputer ce constat peu brillant ? Comme souvent, les égarements naissent des idées toutes faites et d’un manque criant de pédagogie. Rappelons tout d’abord qu’un spécialiste « en informatique », cela n’existe pas. L’informatique est un domaine générique bien trop vaste pour qu’une seule personne puisse prétendre en maîtriser tous les arcanes. Il se distingue plusieurs secteurs de spécialisation : développeur, graphiste, web-marketing… à chacun son domaine, à chacun ses compétences. Ensuite, il convient d’en finir avec une vision ayant eu trop bonne presse auprès des institutions et du grand public : l’informatique, ce n’est pas de la magie. Un système informatique (jeu vidéo, site web, applications diverses…) est un ensemble architectural pensé, construit et cohérent, et c’est en consultant les spécialistes de chaque domaine que l’on obtient un résultat de qualité. « Toute la question de la professionnalisation de la filière informatique réside dans ce point », ajoute Nicolas Augustin. « Il faut sortir de la réflexion d’amateurs. Martinique Tech a ainsi inscrit dans ses principes fondateurs sa volonté d’expliquer, de démontrer et d’accompagner. C’est une démarche humble et productive qui participe à l’émergence de ce secteur. »

Alors, concrètement, que nous proposent les nouveaux geek ?

Bienvenue dans la vie.dom

Yoann Saint Louis explique : « Nous avons fondé Martinique Tech en septembre 2012, dans un but de mutualisation et de partage des ressources et des besoins en informatique des entrepreneurs Martiniquais du numérique. La plupart des entrepreneurs du secteur sont des artisans du digital qui travaillent de chez eux ou dans des petites structures. Mutualiser est un élément clé de l’émergence des succès. »

Notamment via un atelier physique de travail permettant de créer une émulation en regroupant dans un même lieu, au sein d’une ambiance de start up, des talents multiples. Un projet considéré par ses fondateurs comme un « accélérateur ». Il propulse les entreprises vers leur expansion, en tâchant de combler les manques qui ne sont pas toujours le cœur de métier de l’artisan. Car si chaque personne possède un talent spécifique qui lui est propre, nul ne saurait être doué en toutes choses. « On a toujours besoin des autres » précise Nicolas Augustin. « Un accélérateur regroupe sous un même emblème des spécialistes de domaines pointus : technique, web marketing, stratégie d’entreprise… comment embaucher, communiquer, gérer les marges, se développer, créer toujours plus d’emplois sur le territoire. »

Sur le plan du financement, les membres de l’association profitent des contacts et réseaux de chacun. L’existence de Martinique Tech a également pour but de permettre aux collectivités de pouvoir faire appel à des experts pour juger de la qualité d’un projet technologique dans le cadre d’appels à projets. Sachant que de nombreuses entreprises se créent chaque jour, les acteurs locaux du financement des entreprises doivent être capables de comprendre tous les enjeux des projets qui leur sont soumis. Martinique Tech est en mesure de tenir un rôle d’éclaireur et de conseiller auprès des organismes de financement.

Enfin, c’est surtout en terme de business développement que des actions sont menées afin de faire émerger le secteur de l’informatique. Comment trouver des idées pour faire avancer la productivité ? Comment gérer les investissements ? Pour les membres de Martinique Tech, les ressources humaines sont la clé. Le système doit selon eux s’appuyer sur des emplois, des compétences et des personnes. Les étudiants du secteur sont donc fortement sollicités : « Il faut regrouper les talents. Un certain nombre de start up existent mais elles sont encore trop restreintes, manquent d’envergure en raison d’une méconnaissance du secteur. Le web est un secteur multiple et surtout transversale : il concerne autant les professionnels de l’informatique que du marketing et de la communication. Le but est de créer un vivier local de ressources fiables et pérennes. »

Penser geek nouvelle formule, donc. Aller au bout de ses envies de fan bidouilleur : se tenir informer, surfer, entretenir la flamme des jeunes années en créant des applications qui seront rachetées par des grands groupes… voilà une voie royale pour le développement économique de nos territoires ! L’Uruguay n’a-t-il pas su établir de façon éclaire un marché de 600 millions de dollars pour développement de logiciels ?

Et si nous passions d’une économie de consommation à une économie de production ?

Certes les salaires locaux sont plus élevés que dans les pays émergents, aussi devons-nous entrer en concurrence sur le plan de la qualité. Devenir compétitifs en développant une production informatique susceptible de s’exporter. Relier les Antilles à la Silicon Valley ! Et pourquoi pas ? Après tout, de nombreux français sont recrutés chaque année par Pixar. Misons sur notre culture, soyons à la hauteur de notre réputation, profitons de la french-touch tant prisée à l’internationale en lui apportant une dimension caribéenne anglophone non négligeable. Qui sait… ?

Vers le futur (réalité 3.0)

Les nouvelles générations sont nées avec Internet mais continuent de très mal l’utiliser. Elles en sont consommatrices au lieu d’en prendre les rênes. Il flotte comme un parfum de désenchantement… Où sont les projets de potes de fac ? Pourquoi ne créent-ils pas leur propre site ? Quelque chose de basique, mais de concret ! Ce sont les premiers pas vers l’entreprenariat. La créativité frémit dans l’air mais elle demeure invisible… comme si l’on attendait que des milliers d’euros de subvention tombent dans l’escarcelle. Or les joueurs de World of Warcraft le savent : les pièces d’or ne poussent pas sur les arbres, même numériques.

Il n’est pas obligatoire de réunir des fortunes pour lancer un projet. Un peu de fun et de créativité font l’affaire, et le risque financier est inexistant. N’oublions pas que Zuckerberg et Jobs sont partis de rien. Un ordinateur et une connexion peuvent tenir lieu de rampe de lancement.

À l’horizon 2020, les petites et moyennes entreprises dotées de compétences et d’idées fortes seront des atouts majeurs de l’économie locale lorsqu’elle pourront vendre leurs services à de plus gros secteurs, de préférence à l’internationale. Posséder des moyens rares et décalés par rapport au mainstream donnera le pouvoir, car nous ne serons plus en concurrence avec 10.000 clones, mais positionnés dans une niche personnelle mise à disposition du plus offrant. Les modèles existant seront réinventés et simplifiés grâce à Internet, et l’obsession pour le marché local évoluera vers des concepts exportables, car les jeunes travailleurs arrivant sur le marché ont été formés à cette vision. Plus la diaspora se regroupera, plus l’émulation créatrice s’en trouvera enrichie et l’ordre établi bouleversé. On en reparle sur skype.