Tom pouce OKL’interview de Jocelyne Béroard pour le magazine T’om pouce.

“Lorsque je doute, les phrases que ma mère me disait m’aident encore.”

En 1986, elle est double disque d’or pour son album Siwo et pour le tube Kolé séré. C’est la première chanteuse caribéenne de l’histoire à obtenir un disque d’or en France. Née à Fort-de-France en 1954, Jocelyne Béroard rejoint le groupe Kassav’ en 1983. Depuis, nommée Chevalier de la Légion d’Honneur pour son engagement auprès d’associations oeuvrant en faveur des enfants, elle mène une carrière avec un succès qui ne dément pas. Jocelyne livre un retour clairvoyant sur les 20 premières années de sa vie.

Comment définiriez-vous votre enfance ?

J’ai eu une enfance heureuse avec mes frères et soeurs, et des parents soucieux de notre éducation et de notre réussite scolaire. Mon père était chirurgien dentiste, ma mère professeur d’anglais, mais six enfants, c’est lourd financièrement. Nous avions de quoi manger et nous vêtir sans extravagance. Nous habitions le Petit Paradis, à Schoelcher, où vivaient des oncles et tantes. Nous allions souvent chez eux pendant les vacances, pour jouer à la marelle avec une cousine, passer la nuit. J’ai deux frères aînés et trois soeurs cadettes. Nous étions deux par chambre, je partageais la mienne avec ma soeur Marie-Claude. Mes frères dormaient à l’étage inférieur. Si, petits, ils jouaient avec nous, adolescents ils étaient plus souvent avec leurs copains. Ils ont fini leur scolarité en Guadeloupe. Ils m’ont beaucoup manqué, d’autant que mon père ne nous permettait pas d’aller dans les surprises-parties sans eux ! Aujourd’hui, nous nous voyons souvent, mes frères et soeurs ont des petits-enfants et nous tâchons de leur inculquer la notion de famille telle que nous l’avons reçue.

Que chérissiez-vous ?

Les fêtes en famille ! Veillée de Noël, jour de l’An, les Rois, Pâques… Nos parents se mettaient au piano et nous chantions ensemble. Les lieux de fêtes ont changé, mais nous chantons encore ensemble. Nous partagions, à l’Anse Madame, la maison de vacances de ma grandmère. Les parents s’y succédaient mais les enfants restaient et profitaient des vacances jusqu’au bout. Nous tirions la senne pour avoir notre part de poissons et manger un bon blaff de bon matin. Puis nous allions à la mer, sautions des falaises ou partions dans les savanes environnantes à la recherche de mombins et autres fruits du pays, et finissions souvent à la rivière.

J’ai moins aimé… les punitions de ma grand-mère paternelle qui, institutrice retraitée, nous donnaient des dictées alors que nos copains partaient à la mer, équipés de vieilles chambres à air. Ne pas aller danser alors que j’entendais la musique depuis mon lit, c’était difficile aussi.

Quelle éducation avez-vous reçue ?

Pour mes parents, une bonne éducation comprenait l’école pour la connaissance, le sport pour l’équilibre – j’ai fait de la danse classique, du hand-ball et de la natation. La musique aussi, pour élever l’âme et aiguiser la créativité, j’ai donc étudié le piano classique. Et la messe du dimanche matin ! Il était interdit de tenir le couteau avec la main gauche et de sortir de table sans autorisation. La politesse – bonjour, merci, s’il te plaît – fut la première chose acquise.

Quels ont été vos repères affectifs ?

Ma mère, mes grands-mères, mes tantes. Mon père nous aimait beaucoup mais croyait sans doute que l’autorité était nécessaire : j’ai été souvent en conflit avec lui dans ma jeunesse. Lorsque j’ai été adulte, il a vite compris que je m’assumais seule, il s’est calmé. Nos rapports sont devenus plus simples et tendres.

Vos mentors ?

Ma mère. Elle avait de petites phrases qui m’ont servi et me servent encore, lorsque je doute, lorsque je suis fatiguée de me battre : se relever, ne jamais laisser tomber ; ne pas juger mais essayer de comprendre ; avant d’agir , s’assurer qu’on pourra se regarder dans un miroir le lendemain ; être juste et aider ; chercher la beauté dans tout ; aimer.

Quelles écoles avez-vous fréquentées ?

Le Couvent de Cluny et l’école communale de Plateau Fofo à Schoelcher en primaire, puis le lycée Annexe de Fort-de-France. Un bac scientifique en poche, j’ai gagné Caen, où j’ai intégré l’université pour des études en pharmacie, abandonnées deux ans après au profit des Beaux-Arts, à Paris. Puis la musique m’a détournée du droit chemin… Et j’ai pris des cours particuliers de chant.

Vos modèles ?

Très tôt, j’ai été autorisée à écouter la discothèque parentale : Edith Piaf, Mahalia Jackson, Ella Fitzgerald, Lola Martin, Célia Cruz, Myriam Makéba… J’essayais de transmettre la même émotion en chantant par dessus leur voix. Etudiante  en pharmacie, j’ai développé des goûts musicaux encore plus éclectiques, et j’avoue que si je n’avais pas rencontré Kassav’, je n’aurais pas su quelle direction prendre. Kassav’ m’a fait naître à moimême, sans pour autant m’enfermer.

Qu’est-ce qui vous a choqué une fois jeune adulte ?

La pauvreté. Je l’ai découverte lors d’un enterrement : certaines familles n’avaient pour tombe qu’un emplacement délimité par des conques de lambis. L’apartheid aux Etats-Unis, aussi, la répression d’individus du fait de leurs opinions politiques. L’injustice, le racisme, la pauvreté m’ont révoltée et plus tard la violence envers les enfants, les femmes et les hommes.

Votre éducation a-t-elle influencé ce que vous êtes aujourd’hui ?

J’ai appris dans mon enfance à choisir une voie et à me donner les moyens d’y parvenir par le travail. L’interdiction de sortir avec des copains m’a permis de m’évader en développant mes capacités artistiques : je peignais, dessinais, cousais, chantais. Je savais que je pouvais faire plein de choses seule – je n’ai guère eu besoin de réparateurs dans mes premiers appartements. Je savais d’où je venais et n’en avais pas honte. Lorsque j’ai rencontré mes amis musiciens des premiers groupes avec lesquels j’ai chanté en France, je me sentais forte de ma richesse culturelle. Ni complexe ni sentiment de supériorité : j’avais des choses à partager, d’autres à découvrir. C’est encore valable aujourd’hui.

Votre vision du monde ?

Il devient cinglé (rires)! On doit transmettre de vraies valeurs dès qu’on le peut, ne serait-ce qu’en faisant bien son métier. Et garder espoir plutôt qu’être fataliste : un sursaut est toujours possible. C’est le message que j’essaie de transmettre dans mes chansons.