Le rhum agricole n’est pas né par hasard. Bien au contraire. Il est le fruit de la volonté d’hommes décidés à être les acteurs et non les sujets de leur histoire. La pièce s’est jouée en quatre actes, comme on pouvait s’y attendre. Et court depuis près d’un siècle et demi.

PAR Éric Hersilie-Héloïse

Acte 1 : la révolution industrielle amène ici, en Martinique, les usines centrales et le train. C’est le règne du roi sucre. Les békés, dont les habitations sont sur les mornes, sont voués à la faillite car le chemin de fer n’aime pas les pentes. À la Réunion, ils deviendront « petits blancs de hauts ». Ici, ce seront les « Zabitan ». Par défi, ils tourneront le dos au sucre, décidant de distiller directement le jus de leurs cannes. Utilisant une colonne à distiller, inventée dans les îles anglaises. Le rhum “zabitan” était né. Eugène Aubéry le baptisera “agricole” pour mieux l’exporter.

Acte 2 : la Première Guerre mondiale voit le triomphe du rhum agricole : c’est le carburant du soldat. La paix reve-nue, les Zabitan sont confrontés à la crise. Leur rhum est là, debout devant eux. Sans aucun espoir de vente. Les faillites s’enchaînent. Les suicides alternent avec les fuites en Amérique, pour éviter le déshonneur.

Pourtant, un groupe de distillateurs, parmi lesquels se trouvent Homère Clément, Jacques Bally et Victor Depaz, se souvient d’un séjour à Cognac. Et de ce procédé de vieillissement en fûts de chêne d’un vin distillé importé de la Charente, de la Charente-Maritime, et de quelques enclaves en Dordogne et dans les Deux-Sèvres. Pourquoi ne pas appliquer cette méthode au rhum agricole ? Au moins ici, on n’a pas à importer la matière. Le rhum “vieux” était né.

Acte 3 : le rhum agricole, même s’il est fameux, ne représente qu’une infime partie de la production mondiale de cet alcool de jus de canne. Toujours suivant l’exemple de Cognac, les rhumiers martiniquais se battront pour obtenir une AOC (Appellation d’Origine Contrôlée). Ce sésame leur sera octroyé en 1996.

Acte 4 : l’AOC n’a été donnée qu’au rhum agricole martiniquais. Le cahier des charges qui l’accompagne est des plus chers et contraignants. Du coup, il ne reste que 7 distilleries fonctionnant en Martinique ; la majorité appartient à des groupes européens. Nouvelle mort de notre eau de vie patrimoniale ?

Depuis quelques années, les rhums Clément et JM mènent une action intéressante à ce sujet : conquérir le marché mondial du haut de gamme des spiritueux. Une démarche qui compte deux atouts : le rhum vieux et le ti punch.

« Vous comprenez, explique un responsable, le marché local n’est pas extensible. Plus de 48 millions de bouteilles de rhum sont consommées chaque année en France : 33 millions dans l’Hexagone et 15 millions dans les DOM. Cognac exporte 90% de sa production vers l’étranger et nous n’exportons qu’à peine 30% de notre production de rhum agricole vers l’Europe et le monde. Que feriez-vous à notre place ? »

Cela rappelle cette époque des années 1920 où un Jack Bally faisait un flacon en cristal pour contenir ses premières cuvées de rhum vieux.