Preuves d’une profonde mutation de la relation au travail, des formes atypiques d’emploi et de travail se font jour actuellement – emplois mutualisés, temps partiels, travail à distance, intérim, entre autres – entrainant dans leur sillage un réajustement de l’offre de formation. Pierre-Yves Chicot, maître de conférence de droit public et directeur de recherches à l’UFR des Sciences Juridiques et Economiques à l’Université des Antilles, apporte son éclairage sur de nouvelles tendances propres à redessiner notre quotidien.

Propos recueillis par Julie Clerc

Comment se concrétise la mutation actuelle des formes de travail ?

Pierre-Yves Chicot : Tout d’abord, on assiste à la montée en puissance de la notion d’agilité. Ce phénomène, propre au début du 21e siècle, consiste à ne pas avoir une vision figée des relations économiques et sociales. La posture classique du salarié subordonné à son employeur, combinée à une protection par l’ordre public en général et par le code du travail en particulier, a ainsi tendance à s’étioler. La conséquence est double. Le salarié doit désormais adopter une attitude dynamique, une relation contractuelle souple avec son employeur. D’autre part, le collaborateur peut-être amené à avoir plusieurs employeurs, ce qui multiplie ses sources de revenus. Il peut par exemple œuvrer dans une relation de subordination une partie de sa journée et, à d’autres moments, être lui-même employeur. Enfin, dans certains cas, la présence permanente du travailleur dans l’enceinte de l’entreprise n’est pas nécessaire. L’agilité est un état d’esprit dynamique lié au libéralisme économique échevelé. Cela suppose un changement d’attitude, une modification substantiellement du code du travail et une adaptation des employeurs et des salariés.

Quelles en sont les causes ?

La première est la raréfaction de l’offre d’emploi qui pousse celui qui n’est pas en capacité de créer son activité à multiplier les contrats, voire les relations contractuelles informelles, à « jober » en d’autres termes – un phénomène courant en Guadeloupe.

La seconde cause est le succès de doctrines économiques telles que l’abolition du big government au profit de l’émergence de la big society (la responsabilité du corps social) et de l’empowerment (le fait pour l’individu de se prendre en main). La relation au travail pour l’individu ne doit plus dépendre exclusivement des offres d’emploi émanant du secteur public ou d’employeurs privés. Elle doit aussi procéder de sa capacité à inventer et à innover. Tendance qui devrait, à terme, nous voir évoluer dans une société d’innombrables entrepreneurs – ce qui se confirme avec le développement actuel de l’auto-entreprenariat ou micro-entrepreneriat.

Troisième cause : la globalisation des marchés. Dans les pays industrialisés, les salariés sont mis en concurrence avec ceux de pays émergents n’ayant pas la même culture du travail, où les règles sont caractérisées par une grande flexibilité, une rémunération moins-disante comparée aux pays industrialisés avec des niveaux de qualification similaires et des contrats précaires.

Comment les entreprises s’adaptent-elles ou, au contraire, impulsent-elles ce glissement de la relation au travail ?

Les entreprises n’ont pas d’autre choix que de dynamiser ce mouvement et de s’y adapter car elles veulent continuer à exister, dans la mesure où les marchés (des biens, des services et du travail) ne sont plus cloisonnés et que la concurrence dépasse largement les frontières nationales. Le marché du travail est un cas édifiant, sur lequel les travailleurs détachés venant de Roumanie ou du Portugal, embuchés pour quelques mois, sont mis en concurrence avec les Français de l’Hexagone ou de Guadeloupe – un phénomène rendu possible par l’Union européenne. Ces efforts déployés par les entreprises pour suivre ces mutations sont, d’ailleurs, conduits sous la férule d’organisations patronales qui encouragent le pouvoir politique à réformer notre vision traditionnelle du travail. Par exemple, des organisations d’entrepreneurs s’attachent à convaincre le Parlement d’assouplir les procédures de licenciement ou encore de ne pas réglementer la durée du travail. L’objectif étant de pouvoir congédier facilement des collaborateurs sans être traqué par l’Inspection du travail et de pouvoir augmenter la production pour jouer sur le coût marginal.

Mais rappelons que si toute entreprise peut avoir besoin de se séparer de ressource humaine sans que cela obère ses finances fragiles, il faut souhaiter que cela se fasse en préservant la dignité du salarié, c’est-à-dire, entre autres, sans licenciement sec. L’ordre public pourrait, par exemple, assurer un parcours qualifiant amenant le travailleur licencié à se recycler rapidement sur le plan professionnel.

Les conséquences ?

Notre relation au travail est en évolution. On passe de façon irrémédiable du droit au travail, comme source d’épanouissement et de construction du parcours personnel de l’individu, à la « création » de son travail dans une société désormais faite d’innombrables entrepreneurs. De plus en plus, les personnes en attente d’un emploi vont se poser la question de comment créer le leur.

La seconde conséquence est la conversion du collaborateur à l’esprit capitaliste. Il doit se penser, au sein de l’entreprise, comme entité apportant un capital, non pas financier mais humain. Ce nouveau paradigme dans la relation au travail concerne tant le salarié que l’employeur. Car si le collaborateur performant n’est pas là pour façonner la pièce la plus parfaite, l’entreprise n’est pas performante. En d’autres termes, elle ne peut gagner des parts de marché sans la qualité du travail fourni par le collaborateur. La tendance actuelle voudrait donc que le chef d’entreprise comme le salarié considèrent que le capital humain est tout aussi important que le capital financier.

D’autre part, avec la perte d’influence du syndicalisme, les actifs vont défendre leurs intérêts par eux-mêmes via une relation gagnant-gagnant avec l’entreprise. Celle-ci devra associer étroitement le collaborateur à ses résultats, en le sensibilisant à l’esprit d’appartenance à l’entreprise comme étant un bien commun à l’employeur et aux salariés. Or certains employeurs continuent à considérer leur relation avec le salarié comme unilatérale et de stricte subordination. C’est une vision anachronique et de court terme. Car quand une entreprise est en difficulté, les collaborateurs peuvent accepter une baisse de salaire ou un allongement de la durée du travail, comme cela a eu lieu en Allemagne au début des années 2000. La mutation actuelle passe donc, on le comprend, par une déconstruction de la mentalité du salarié et de l’employeur quant à leur acception classique de la relation de travail.

Enfin, le système de régulation sociale sera à terme revisité autour de cette question : comment valoriser le travail de chacun et comment la répartition des gains doit-elle être calculée ? Une société où les inégalités sont trop profondes, où un chef d’entreprise indélicat peut partir en empochant des dizaines de millions d’euros, ne mène pas à la pacification sociale. Nous ne devons pas considérer qu’un cadre peut être payé 50 000 euros quand un ouvrier spécialisé est rémunéré 1500 euros. Cela promet, dans l’entreprise, un problème de maintien de la cohésion sociale, du désordre, des grèves et du mal-être au travail. Ce qui extrêmement compromettant pour le profit.

Comment suivre la tendance en termes de formation ?

D’abord, continuons à valoriser l’idée que la formation est nécessaire tout au long de la vie. Quitte à faire reculer le statut de retraité en donnant, à ceux qui désirent travailler jusqu’à la fin de leurs jours, le droit et la possibilité de le faire. Pourquoi, à 65 ans, n’aurait-on pas accès à une formation au numérique? Interdire cela relève d’une démarche – et c’est la nôtre actuellement – de désinclusion sociale. Or la Commission européenne prône au contraire l’inclusion sociale : pour créer de la valeur économique, tous les individus, quel que soit leur âge, doivent être impliqués. Plutôt que de se contenter de toucher sa pension, le sénior peut être un acteur économique de premier plan. Dans une société paupérisée où les retraites sont de plus en plus basses, travailler quatre heures par semaine augmente le pouvoir d’achat et, donc, génère de l’activité économique. Le modèle prévalant jusqu’ici, celui de l’Etat providence, a fait long feu, mais est passé de vie à trépas. La mutation en marche va donc bien vers une déconstruction des archétypes en faisant de la formation professionnelle un outil certes, mais aussi une stratégie de valorisation de l’individu par la qualification, de conquête de marchés et de gains multipliés.