Si le tissu industriel des Antilles-Guyane s’illustre aujourd’hui par la richesse de ses facettes sectorielles, c’est qu’une profonde transformation y est à l’œuvre depuis quarante ans. Depuis les années 1970, nos territoires ont vu émerger des entreprises faisant le pari de l’approvisionnement du marché domestique par des productions locales en lieu et place des produits importés. Cette stratégie de l’import-substitution a contribué, en partie, à la reconfiguration de l’appareil productif, entre la modernisation de ses filières traditionnelles et l’ouverture vers de nouveaux produits et métiers générateurs d’activités. Récit d’un bouleversement.

Martinique et Guadeloupe : une industrie jeune, fer de lance de l’économie locale

La mémoire industrielle des Antilles françaises est intimement liée à création de la filière canne-sucre-rhum, originelle et fondatrice. Dès le 19e siècle, des institutions de crédit s’installent dans nos îles, permettant l’implantation et le développement d’ « usines centrales », spécialisées dans la fabrication du sucre. Les économies guadeloupéennes et martiniquaises sont alors fortement dépendantes du sucre et du rhum – qui représentent, en Martinique, près de 90% des recettes d’exportation.

Une industrialisation sucrière massive des terres à canne se fait jour, modelant le paysage économique local, la vie professionnelle et l’organisation sociale. Il en va ainsi jusqu’au milieu du 20e siècle.

A la fin des années 1960, le prix du sucre sur les marchés internationaux chute, déclenchant une crise aigüe de la production. Les usines centrales disparaissent progressivement. Place à la banane, dont la culture se développe, prenant le relais de la canne à sucre tant dans la production agricole et que dans les exportations.

Seconde moitié des années 1970, nouveau virage. L’industrie antillaise entame un développement basé sur le principe de la substitution aux importations. De nouvelles unités industrielles apparaissent, dynamisées par les différentes lois de défiscalisation.

Le phénomène se renforce au début des années 1980 : les investissements croissent, les créations d’entreprises se multiplient. La Guadeloupe commence ainsi à fabriquer produits et matériels lourds de première nécessité, poussée en cela par le déploiement d’activités ayant trait au transfert des activités commerciales de gros en dehors de l’agglomération pontoise dont le foncier s’avère trop exigu.

Mutations structurelles de l’économie

L’industrie martiniquaise et guadeloupéenne est donc récente. En 1994, 91% des entreprises martiniquaises (le plus souvent des entreprises familiales de taille moyenne) ont été créées depuis moins de vingt ans. Jeune certes, mais pas frileuse, cette industrialisation déclenche dès la fin des années 1960 un cercle d’investissements productifs extraordinairement vertueux pour l’économie locale, favorisant un mouvement de diversification industrielle et dynamisant la recherche, l’innovation et l’exportation, mais aussi les talents. Phénomène salutaire dans un contexte mondial difficile hautement concurrentiel.

Les décennies 1990 et 2000 ont ainsi été marquées par la mutation de la structure des richesses créées. Des activités phares de l’industrie et de l’agriculture, qui se positionnaient comme des poids lourds dans la formation de la valeur ajoutée, ont perdu de leur importance pour être peu à peu reléguées au second plan. En peu de temps, des nouveaux métiers et activités se sont structurés, œuvrant au développement de filières à part entière. Sur le terrain, ces mutations structurelles de l’économie guadeloupéenne et martiniquaise se sont traduites par le recul d’activités clef : en Guadeloupe, l’agriculture est passée de 28,8% de la valeur ajoutée marchande en 1970 à 9,64% en 1990. Le sucre et ses dérivés, qui pesaient pour près de 7% de cette valeur ajoutée en 1970 a chuté à moins de 1% en 1990. A l’inverse, d’autres secteurs ont connu une évolution grandissante, à l’instar des transports et télécommunications, qui sont passés de 2,55% en 1970 à 8,41% en 1990.

Ainsi apparaissent progressivement les quelques neuf secteurs d’activité dont Martinique et Guadeloupe peuvent se prévaloir aujourd’hui : agroalimentaire, énergie et traitement des déchets, imprimerie-papier-carton, industries chimiques, pharmaceutiques et matières plastiques, ameublement-literie-bois, accessoires bateaux et autos, transformation des métaux et bâtiment. Une industrie qui s’impose aujourd’hui comme le pilier de l’activité économique de nos îles.

Si l’agroalimentaire et la transformation de produits d’importation (ciment, farine) dominent encore le secteur industriel, « l’import/substitution », c’est-à-dire la volonté de satisfaire le marché local par des productions locales plutôt que par des produits importés a, ces dernières années, transfiguré le visage industriel de nos îles. La fabrication de denrées périssables (yaourts, jus frais, plats cuisinés) a beaucoup progressé, à l’instar des peintures et des matériaux de construction – un secteur en pleine croissance qui occupe la première place en Guadeloupe, en affichant le 2e chiffre d’affaires de l’industrie après l’agro-alimentaire. De véritables bouleversements sont à l’œuvre : aurait-on imaginé que la branche « boulangerie – pâtisserie » allait devenir l’une des plus importantes de l’industrie agroalimentaire, devant la filière canne ? Ou que la téléphonie allait provoquer en si peu de temps autant de changements dans la vie des Antillais ? Aurait-on misé dans les années 1980 sur les technologies de l’informatique et du multimédia comme vecteur de nouveaux services proposés aux ménages ? Avec la montée en puissance de branches d’activités telles que l’industrie des boissons et alcools, l’industrie laitière, l’industrie de la boulangerie – pâtisserie, la construction navale et l’aéronautique, l’industrie parfumerie et entretien, la chimie, caoutchouc et plastique, ou encore les composants électriques et électroniques, le tissu économique se renouvelle, le PIB et l’emploi des Antilles françaises étant de plus en plus généré́ par ces nouveaux métiers à haute technicité́ issus de la recherche scientifique mais aussi, souvent, de la modernisation des professions et des savoir-faire traditionnels.

Ceci est d’autant plus vrai que les contraintes des marchés guadeloupéens et martiniquais jouent un rôle d’aiguillon :
l’étroitesse du marché local et l’insularité poussent les entreprises à s’orienter vers de nouveaux marchés. Le bassin caribéen a permis à certaines d’entre elles de développer leurs exportations ou parfois d’implanter des établissements hors de nos territoires. Forts de leur savoir-faire et de leurs productions tropicales prisées, les industriels martiniquais et guadeloupéens s’attaquent désormais aux marchés européens.

Guyane : les filières s’organisent

L’industrie guyanaise, avec ses 1 053 établissements (7% des effectifs salariés guyanais et près de 13% de la valeur ajoutée locale) est encore modeste. Dans ce décor, le centre spatial de Kourou, puissant moteur du développement régional, fait figure d’exception. Ce sont les caractéristiques géographiques de la Guyane (proximité de l’équateur, accès direct à la mer vers le nord et le nord est) qui ont valu à la Guyane de bénéficier de l’implantation du centre spatial en 1968.

Secteur de pointe, l’activité spatiale et sa sous-traitance rassemblent sur le site de Kourou des entreprises industrielles se consacrant à l’assemblage, à la préparation des lanceurs, au contrôle des opérations, ou encore à la production de poudre, d’oxygène, d’hydrogène et d’azote liquides. Elles se chargent de la maintenance des installations et de l’intégration des sous-systèmes satellites, ainsi que de leur assemblage et de leur encapsulation. On comprend pourquoi ces activités spatiales rejaillissent sur l’ensemble de l’économie guyanaise, notamment, donc, grâce à la sous-traitance assurée par quelques 70 entreprises de la région (industrielles et de services aux entreprises), qui emploient plus de 2 000 salariés principalement autour de Kourou.

Outre l’aérospatial, le secteur de l’énergie occupe un poids important en termes de chiffres d’affaires et d’effectifs employés. D’autres activités industrielles sont présentes en Guyane : les industries des matériaux de construction, l’imprimerie, la filière bois (75 000 m3 de grumes par an sont transformées par une centaine d’entreprises industrielles ou artisanales), les industries agroalimentaires valorisant des productions locales (riz, canne à sucre, rhum, jus de fruits, produits laitiers, conserves alimentaires et produits de la pêche) qui se substituent aux importations. L’activité minière aurifère reprend nettement depuis les années 1980, employant un millier de salariés.

Rappelons que l’industrie en Guyane est soumise à de fortes contraintes : isolement, étroitesse du marché, surcoûts et problèmes de compétitivité. Aussi son tissu industriel est-il d’abord constitué de petites structures : moins de 70% des entreprises comptent un seul salarié voire aucun. Fort heureusement, l’industrie locale se structure. Certaines filières comme le bois, la pêche, l’or ou l’énergie se sont organisées en créant leur association propre, en plus d’être adhérentes de l’Association des Moyennes et Petites Industries (AMPI) de Guyane – preuve de leur prise de conscience, depuis une dizaine d’années, de la nécessité de se regrouper pour se faire entendre. De huit entreprises adhérentes en 2002, l’AMPI en compte plus de cent aujourd’hui.

Le défi : fédérer les entreprises

Car tel est le challenge pour l’industrie antillo-guyanaise :
rassembler les forces d’un secteur en pleine mutation traversé de logiques turbulences et structurer les filières. Gardons en mémoire que si l’industrie reste un secteur au poids encore relatif dans la richesse productive des Antilles-Guyane (la part de l’industrie dans la valeur ajoutée est de 7,5 % en Martinique, 5,1% Guadeloupe, 9% en Guyane), le boom économique qu’elle a lancé s’est avéré crucial pour notre développement local.

Pour le présent comme pour l’avenir, les objectifs du secteur de l’industrie, portés par des pionniers du lobbying sectoriel tels que les AMPI des trois départements, sont clairement identifiés. « Nous devons convaincre le consommateur antillo-guyanais de l’impact économique et social du
« consommer local », combler le déficit d’image et d’attractivité dont l’industrie souffre auprès des jeunes générations, créer des emplois qualifiés et s’organiser toujours mieux pour gagner des parts de marché localement et à l’export », plaide Franck Desalme, président des AMPI Guadeloupe. Qui conclut : « Continuons à faire nous-mêmes et toujours mieux ! »