Ce qu’il y a de remarquable chez un écrivain, c’est la poésie dont il est capable. Qu’est-ce qu’entreprendre pour un écrivain ? « C’est faire entrer ses rêves dans la réalité. » Voilà ce que dit, ce que fait et continue de faire Gisèle Pineau. L’auteure de « La grande drive des esprits » et de «  L’Exil selon Julia » est au Salon Madame, à la rencontre de ses lecteurs. « Le Parfum des sirènes », son prochain roman est attendu au cours de l’année 2018. 

Propos recueillis par Willy Gassion

Vous participez au Salon Madame, que dit votre présence à ce Salon ? 

Gisèle Pineau : je suis très heureuse d’avoir été conviée à cette deuxième édition du Salon Madame. Je voudrais ici saluer sa fondatrice. Cosette Loïal-Ouali est un exemple pour tous ceux qui rêvent d’entreprendre. Elle montre qu’il est toujours possible de faire entrer ses rêves dans la réalité. J’ai moi-même longtemps rêvé de devenir écrivaine. Beaucoup tentaient de m’en dissuader, avec des mots tranchants, de la dérision, des sourires moqueurs, doux-amers. Je connais la puissance des mots. Ils peuvent pousser au découragement. Ils peuvent briser une espérance… Je les ai amadoués. Je viens au Salon Madame avec toute ma joie, mon envie de partager, rencontrer, encourager, échanger, savourer… car Le salon Madame est ouvert à tous ! Aux rêveurs de tous horizons…

Existe-t’-il, selon vous, une écriture féminine ?

Chacun porte en soi sa propre histoire, ses fantômes, ses mots… J’anime régulièrement des ateliers d’écriture. Parmi les participants, il y a des hommes et des femmes qui entrent dans l’écriture avec appréhension, tous les freins de la raison, la peur d’être jugé, de ne pas savoir agencer les mots, la crainte d’arpenter des territoires hostiles, réservés à quelques élites…. Écrire est un exercice intime, personnel, offert à chacun, accessible. Parler d’une écriture strictement féminine ne me convient guère, j’écris mes romans depuis ce qui m’interpelle et me préoccupe, ce qui me paraît urgent, important, insupportable, nécessaire.
Je développe les thèmes qui me passionnent et m’obsè-
dent : la migration, l’exil, les secrets de famille, les relations humaines, l’amour, le désir, les souffrances des êtres humains (par la violence d’autres êtres humains dans les guerres, les processus de colonisation, d’asservissement, torture, tyrannie, dictature, domination), par les déchaînements de la nature (catastrophe, cyclone, séisme, sécheresse, famine, raz de marée, éruption volcanique…) Mes personnages traversent des épreuves et se construisent de page en page. 

Vous avez coécrit avec Marie Abraham, « Femmes des Antilles. Traces et voix ». Qui sont ces femmes d’hier ?
Qu’ont-elles légué aux femmes d’aujourd’hui des Antilles. Que vous ont-elles légué ? 

Je viens d’une histoire intime et familiale lourde de secrets, de silences, de tragédies… D’une grande Histoire partagée entre les vieux mondes et les nouveaux mondes. Une grande Histoire faite de conquêtes et d’asservissement, de peuples dominants, colonisateurs, barbares, de peuples massacrés, dominés, réduits en esclavage, déportés, déracinés, niés dans leur humanité. Les femmes et les hommes qui nous ont précédés ont laissé des traces de leurs passages sur terre. Ils nous ont légué un héritage parfois insoupçonné, insidieux, imperceptible et pourtant vivace, résistant au temps, à l’oubli… Je puise dans ces traces, je marche dans leurs pas, j’écris ces infimes héritages, ces éclats de voix ténues, étouffées… 

Les personnages féminins sont présents dans la plupart de vos romans. Les titres de certains d’entre eux font référence aux femmes. La femme fait-elle un meilleur personnage romanesque que l’homme ? 

Ces héroïnes s’imposent à moi. Je ne vais pas me défiler, je reconnais que les personnages masculins n’occupent pas la première place. Ils sont dans les parages. Apparaissent souvent comme des figures menaçantes. Des hommes taraudés par leurs propres démons.

Des êtres frêles dessous leur posture mâle. Je suis toujours curieuse de découvrir la psychologie des personnages féminins qui se présentent à moi. Je prends plaisir à décrire ces femmes, les montrer en train de se construire, de grandir, de s’éveiller.

Vous êtes femme, Guadeloupéenne, écrivaine, mère, infirmière, noire… Laquelle de ces composantes de votre identité vous définit le mieux ?  

Je n’aime pas beaucoup les définitions. Dans ce mot, il y a “fin”. Il y a quelque chose de définitif, achevé, qui circonscrit, enferme, range dans une case, un tiroir. Chaque mot est pour moi un espace largement ouvert, un paysage changeant, un voyage qui commence et ne s’achève pas, une trace qui ramifie et se poursuit dans d’autres imaginaires. Je suis toutes ces vies, tous ces femmes, et aussi mère, grand-mère. Je suis celle qui rêve de danser le Gwo-Ka. Je suis celle qui aimerait chanter comme une diva du Blues. Je suis celle qui s’habille de silence et lit des heures durant. Celle qui panse ses plaies avec des mots. Celle qui fait du mal sans le savoir. Celle qui découvre un jardin caché dans chacun de ses romans. Celle qui crie face à la barbarie. Celle qui rit et pleure. Celle qui voyage pour le temps du voyage. 

Dans « L’Exil selon Julia », vous faites le récit de Man Ya votre grand-mère. Une femme battue, soumise à son mari et qui ne savait pas écrire. De ce portrait réaliste quel est le message universel à transmettre aux jeunes filles d’aujourd’hui ? La nécessité de l’instruction ? S’éduquer au choix ? Apprendre à dire non ? 

Le but de ce récit n’était pas simplement de raconter l’histoire d’une famille guadeloupéenne dans la France des années 60, d’égrener des souvenirs d’enfance, de plonger dans la nostalgie du temps passé, ou encore d’étaler des anecdotes comme de la confiture sur une tranche de pain. Il était question d’évoquer la complexité de l’exil, à hauteur d’enfant. Raconter le quotidien d’enfants noirs, Guadeloupéens, coupés de leurs racines et confrontés à un monde rejetant. La grand-mère (ma grand-mère Julia) dite Man Ya, vient contrarier les plans des parents par sa seule présence. Elle représente le pays des origines, la Guadeloupe perdue et désirée. De façon subversive, quasi-clandestine, Julia parvient à transmettre à ses petits-enfants la langue et l’imaginaire créoles, par les contes et légendes, les gestes et silences, les petites histoires et des pans entiers de la grande Histoire. En vérité, Julia est celle qui éduque et désaliène les enfants, leur montrant le chemin du pays, leur donnant une identité, les réenracinant dans leur territoire. Ce livre est un parcours initiatique pour tous ceux qui traversent l’exil, sont sommés de s’adapter dans un pays dit « d’accueil », de se dépouiller d’une langue jugée obsolète, et qui vont toujours apparaître différents (dans leurs accents et leurs manières) aux yeux des autres, ceux d’ici, d’ailleurs, de là-bas… L’Exil selon Julia est aussi un témoignage contre les préjugés de toutes sortes. En effet, les petits-enfants de Julia la considèrent avec une sorte de condescendance avant de comprendre l’extraordinaire puissance de sa seule présence.  

Ecrire c’est répondre à un besoin, à une urgence, à une sorte de sommation intérieure. A quelle urgence répondez-vous ? 

J’ai commencé à me raconter des histoires dès l’enfance, confrontée au racisme et aux préjugés. J’avais dix ans quand j’ai écrit et fabriqué de mes mains mon premier roman. Écrire était une consolation, une manière de briser une grande solitude, même si ma fratrie était nombreuse. 

Écrire était comme une route sur laquelle je devais m’engager, pour survivre à toutes les violences de mon environnement, pour donner un sens à ce que je vivais. Écrire m’est vital. Dans l’acte d’écrire, je me recentre, me découvre. Je me mets en ordre, me raconte et converse avec d’autres. Écrire des romans me permet d’entrer dans un état jubilatoire, dans la jouissance de la création. Je gratte dans les marges, je trace une route, j’explore des tréfonds, je ne suis jamais lasse d’ajouter des mots aux mots pour dire, m’exprimer. Écrire me fait croire en la liberté. Écrire me fait espérer en quelque chose, un monde rêvé, un monde meilleur…