Patricia Braflan-Trobo est docteure en sciences humaines et sociales et auteure. Conflits sociaux, couleur de peau et management : tels sont ses sujets d’études. Rencontre.

Propos recueillis par Julie Clerc

Quelle serait pour vous la meilleure définition du vivre-ensemble?

Patricia Braflan-Trobo : L’expression peut être appréhendée à un double niveau. Nous pouvons aborder l’expression où le tiret se pose entre vivre et ensemble pour donner le nom « le vivre-ensemble ». Ce dernier terme désigne le fait de se côtoyer en société, d’avoir des relations amicales et de bon voisinage qui demandent peu d’efforts et d’investissement social pour qu’une certaine concorde existe dans les relations entre les différents membres des groupes composants la société. Nous pouvons aussi prendre le verbe « vivre » et l’adverbe « ensemble », ce qui donne « vivre ensemble ». Cette expression porte une autre forme d’injonction. Vivre signifie être en vie, exister, subsister. Ensemble c’est les uns avec les autres, simultanément.

Ces deux définitions nous montrent l’étendue des enjeux du « vivre-ensemble » et toute la complexité de ce défi. Car chacun, individuellement, existe, est vivant avec son histoire, individuelle et collective, son acception de l’autre et ses attentes chez l’autre. Toutes ces interactions ont lieu simultanément sans que les acteurs impliqués dans le jeu social aient pleinement conscience de ce qui est en jeu quand ils entrent en contact les uns avec les autres.

De quelles caractéristiques une société doit-elle disposer pour permettre le vivre-ensemble?

Il n’y a pas de pré-requis pour le vivre-ensemble parce que même dans les pays où vous avez des conflits très durs, des guerres, il y a un vivre-ensemble. Dans ce cas, ce sont les antagonismes et les oppositions qui prennent le dessus. Le conflit devient une méthode de dialogue et il ne trouve une issue favorable aux deux parties que si ces parties parviennent à accepter que précisément ils doivent exister, être vivants simultanément, les uns avec les autres. C’est là que les instances supra nationales comme l’ONU peuvent avoir un rôle prépondérant.

Néanmoins, dans une société où les richesses sont à peu près équitablement réparties, où un ou plusieurs groupes ne subissent pas la violence instituée d’un autre, il est possible de vivre-ensemble. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de conflits et de dissensions, mais le système étatique ou de cohésion sociale chargé de garantir l’équité de traitement de tous les citoyens permet une bonne régulation de ces tensions. Pour vivre-ensemble en société, de telle sorte que chacun se sente traité avec l’équité et le respect auquel il a droit en tant qu’être humain, on peut citer cette phrase de Martin Luther King qui dit : « Il n’y a pas de justice sans paix, il n’y a pas de paix sans justice ».

L’histoire respective de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Guyane a-t-elle influencé la teneur de ce vivre-ensemble?

Le rôle de l’histoire est incontestable. Ces trois départements sont des sociétés post-esclavagistes. Elles sont nées de ce qui a été qualifié de génocide fondateur, à savoir l’extermination des peuples premiers pour y implanter le mode de production esclavagiste basé sur une des pires violences de l’histoire de l’humanité. Même si ces sociétés modernes portent encore les stigmates de cette période esclavagiste, elles réussissent, sans effacer les revendications liées à cette histoire, à faire société. Les différents groupes sociaux et ethniques issus de cette histoire, mais aussi ceux qui sont arrivés après l’abolition de l’esclavage, se retrouvent autour d’un dénominateur commun : le fait d’être Guyanais, Guadeloupéens ou Martiniquais.

Peut-on dire qu’il existe des défaillances du vivre-ensemble sur ces trois territoires ? 

Il y a, c’est vrai, des problèmes qui ne sont pas réglés. Nous avons encore une forte épidermisation des relations de travail où les postes de direction sont généralement réservés aux personnes dites blanches et les postes d’exécutions aux personnes dites noires. Il y a aussi la question de la répartition des richesses suite à l’abolition de l’esclavage. Question qui est très présente dans le débat public actuellement avec la question des réparations. Il faut tenir compte aussi de l’immigration légale ou clandestine qui peut être de nature à compromettre fortement le vivre-ensemble et qui peut empêcher de vivre-ensemble.

Le vivre-ensemble est un chantier permanent, une œuvre quotidienne de démocratie. Comment l’améliorer dans nos départements ?

Il nous faut tenir compte de notre histoire et de ses conséquences. A savoir que nous sommes des sociétés multiculturelles avec des groupes ethniques différents qui sont tous guadeloupéens, guyanais ou martiniquais au même titre. Il n’y a pas un groupe qui est plus représentatif d’un de ces territoires que l’autre. Pour moi, qui vit en Guadeloupe, un Guadeloupéen n’est pas nécessairement un afrodescendant. Nous avons des Guadeloupéens de diverses origines à savoir indienne, européenne, syrienne, libanaise, et chinoise aussi depuis quelques années. Pour mieux vivre-ensemble, nous devons connaître et accepter notre diversité ethnique et culturelle qui est fondamentalement une richesse.

Logement social, rénovation urbaine, transports en commun, gestion du handicap… 

Quel rôle doivent jouer les entreprises et les collectivités dans l’optique de mieux vivre-ensemble?

Les collectivités, et surtout l’Etat, doivent être exemplaires du point de vue du traitement équitable de tous les citoyens. Ils doivent avoir accès au même niveau de service et à l’égalité de traitement dans tous les moments de leur existence. Ce sont précisément les traitements différenciés, les ruptures d’égalité qui conduisent au mécontentement, aux tensions et aux conflits. Les entreprises ont une responsabilité sociale qui fait qu’elles doivent, elles aussi, apporter leur contribution à ce vivre-ensemble de par leurs pratiques.

En tant que citoyen, quelle est notre responsabilité ?

Nous avons tous notre rôle à jouer dans la construction de notre société. Nous sommes tous individuellement et collectivement responsables de la qualité du vivre-ensemble et du fait que nous devons vivre ensemble. Nous devons avoir conscience que faire
société demande efforts et endurance,
mais sans complaisance. Car il s’agit d’une construction sociale en mouvement
permanent. Nous devons nous forcer à la vigilance pour éviter le repli sur soi et la fragmentation de nos sociétés.

Ce défi peut être relevé mais demande une attention, une discipline, une rigueur digne des sports de combats. Alors vivre-ensemble : un sport de combat ? Pourquoi pas ?

 

Il est nécessaire de parvenir à faire vivre-ensemble des gens différents.

Alain Touraine

 

Alain TouraineIl a dit…

Alain Touraine

« J’oppose deux conceptions du vivre-ensemble. L’une est dangereuse et nuisible, l’autre est créatrice et libératrice. Définir le vivre-ensemble comme la valorisation de la communauté d’intérêts, de traditions, de croyances ou de langues m’apparaît comme la base des dangers les plus grands du monde actuel. Car plus on se réfère à une communauté, plus on se définit par opposition à l’autre, à l’extérieur. L’étranger devient l’ennemi.

Inversement, et je tiens à le souligner, il est nécessaire de parvenir à faire vivre-ensemble des gens différents. Nous sommes alors dans une dynamique créative, déjà parce que la participation de personnes différentes à des tâches communes est un élément d’enrichissement. Plus y a diversité, plus on reconnaît le rôle positif de l’étranger, plus il y a de chances d’interactions positives.

Or, si des personnes différentes communiquent c’est parce qu’elles peuvent avoir en commun, à travers leurs altérités, une communauté d’orientations de type universaliste. C’est notre conception occidentale, celle des Lumières, selon laquelle cet universalisme est la raison. Nous avons des identités distinctes, mais au-delà de ces différences de modes d’alimentation, de religion, de mœurs sexuelles ou de langue, nous avons en commun des droits universels, et je me réfère, là en particulier à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Il est aussi question de tolérance. On peut être en désaccord mais on tolère le choix ou l’opinion de l’autre. De ce point de vue, la loi de 1905, à travers laquelle la République française reconnaît tous les cultes mais n’en subventionne aucun, adopte une positon parfaite : il n’y a pas de religion d’Etat. »

Alain Touraine est sociologue. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de « Pourrons-nous vivre-ensemble ? », éditions Fayard.

 

Tolérance, humour et confiance peuvent nous permettre de passer du “je” au “nous”. Raphaël Speronel

 

Raphaël SpéronelIl a dit…

Raphaël Spéronel

Nous sommes dans une situation paradoxale. Plus notre société évolue sur les plans économiques et juridiques, plus la distance sociale, la solitude et le désœuvrement s’inscrivent comme un produit collatéral de ce développement. C’est paradoxal car le mieux-être ensemble (l’accès aux soins, à l’éducation, le droit de vivre sur un territoire pacifié) est un objectif sociopolitique ; il est érigé en grande valeur sociétale alors qu’au quotidien les gens souffrent. Dans leur identité personnelle et collective, ils ne vont pas bien. Les signes de cette souffrance sociale ? La difficulté à lâcher prise au niveau émotionnel, l’intolérance qui monte au quotidien – déclenchée par des frustrations parfois minimes, comme faire la queue dans une station essence. Ou encore la difficulté de mettre en place un dialogue social. On observe un mal-vivre, qui n’est pas lié à la précarité : à Saint Domingue par exemple, le bien vivre-ensemble est total, alors que la population est économiquement pauvre. Les causes ? La montée de l’individualisme forcené, une confusion dans l’échelle du bonheur entre matérialité et réalisation de soi, la jalousie aussi. Pour bien vivre-ensemble, il faut parvenir à s’accepter en tant que sujet et en tant qu’autre. Faire montre de tolérance et accepter la remise en cause sans y voir un signe d’agression. Avoir de l’humour aussi ! Et avoir confiance, en soi et dans l’avenir. Autant de réponses que nous pouvons mettre en place pour réaliser ce passage du « je » au « nous ».

Raphaël Spéronel est psychologue et consultant, spécialiste des risques psycho-sociaux.