A l’heure des géants de l’économie numérique, quelle place reste-t-il pour les publicitaires ?

Interview croisée d’Emmanuel de Reynal et Jacques Séguéla.

Propos recueillis par Mathieu Rached

Il a fait salle comble. Plus de 200 personnes avaient réservé leur soirée du 15 janvier pour venir voir et écouter Jacques Séguéla. À l’initiative de l’agence HAVAS PUBLIDOM, le pape de la publicité, cofondateur du groupe Havas (6ème place mondiale), est venu à la rencontre du public martiniquais pour présenter son dernier livre, Le diable s’habille en GAFA (ed. Eyrolles), et évoquer l’avenir de la publicité. Un large panel de chefs d’entreprises, communicants, journalistes avait pris place parmi le public dans l’amphithéâtre de l’Institut Martiniquais du Sport. Accompagné d’Etienne Curtil directeur général de HAVAS MEDIA et d’Emmanuel de Reynal, directeur de HAVAS PUBLIDOM, l’homme qui tenait conférence ce soir là s’est trouvé tour à tour lanceur d’alerte et profondément optimiste. Fidèle à sa capacité d’analyse et au sens de la formule, Jacques Séguéla a encouragé les communicants à cultiver l’humain et la créativité pour survivre au raz de marée numérique et à l’insatiable appétit pour les data des Google, Amazon, Facebook et autre Apple. Ne nous y trompons pas, avertit l’homme de pub « tech sans affect n’est que ruine de l’homme ».

En quoi les métiers de la pub sont-ils en train de changer ? 

Jacques Séguéla : La main mise des GAFA est en train de supprimer les intermédiaires… donc les métiers de publicité sont en plein bouleversement mais le monde aussi ! Dans l’histoire récente, nous avons subi trois révolutions, la révolution marchande qui dota les anglais des navires pour conquérir le monde. La seconde a consisté à conquérir les marchés du monde. Et la troisième, numérique, est celle qui peut sauver le monde ou le détruire.

Vous êtes l’homme des défis, des 1500 campagnes pub, 20 campagnes présidentielles dans le monde, et on vous sent profondément inquiet par le pouvoir qui a été placé entre les mains des GAFA. C’est si terrible que ça ? 

J.S : Les GAFA ont pillé les bases de données du monde entier et elles ont un pouvoir immense qui menace beaucoup de secteurs mais aussi nos modes de vie. Je l’ai dit au président de la République, j’appelle de mes vœux la création d’un sommet de prévention du numérique comme il y a des sommets du climat. La question se pose aujourd’hui, pas dans 50 ou 100 ans.

Les dangers que décrit Jacques Séguéla sont-ils perceptibles sur le marché publicitaire des Antilles- Guyane ?

Emmanuel de Reynal : Chez HAVAS PUBLIDOM, nous avons de la chance, car beaucoup de nos clients nous laissent complètement autonomes pour actionner les différents leviers et travailler sur une approche globale. Mais, on constate que l’appétit des annonceurs pour le digital détourne effectivement les budgets vers des solutions a priori séduisantes mais qui n’ont pas encore fait réellement leurs preuves.

Qu’est ce qui fait qu’elles sont redoutables alors ?

E. de R : Elles sèment le doute dans l’esprit des annonceurs. Les médias traditionnels (presse, tv, radio) sont toujours efficaces mais ils sont concurrencés par Internet et par des propositions beaucoup moins chères. C’est ce qui sème le doute. Or, on est milieu du gué : les technologies existent, certes, mais un taux de clic élevé suffit-il à construire durablement une marque ? Pas sûr.

J.S : Notre métier c’est de donner une âme à la marque, de faire d’une marque un produit de chair et de sang auquel on s’attache, auquel on s’identifie, qui nous apporte quelque chose d’intime. La publicité, c’est la création.

Le métier de publicitaire va-t-il disparaître ? 

E. de R : (sourire) Il va changer, comme il ne cesse de changer depuis 30 ans. Les outils digitaux sont purement technologiques, il faut y mettre de la créativité. C’est là que l’agence de publicité intervient grâce à sa capacité à avoir des idées.

J.S : La Martinique et la Guadeloupe du fait de leur insularité ont sans aucun doute un rôle à jouer. Une île est un environnement unique de création et d’innovation, vous pouvez être et vous devez être les Robinsons Crusoé de la créativité, et envelopper l’île d’imaginaire.

E. de R : C’est vrai, la créativité est la clé pour que les agences absorbent cette révolution. L’erreur serait de se reposer sur une seule cellule digitale qui ne maîtriserait que la technologie.

Et avoir rejoint HAVAS fait partie de cette stratégie ?

E. de R : Absolument, nous avons choisi de nous affilier à HAVAS pour avoir accès aux bons leviers de communication, que seul un groupe de dimension internationale peut anticiper, imaginer et consolider. La pub bouge et pour garder nos positions, nous devons bouger aussi. Le faire avec le groupe HAVAS est un atout pour nous et pour nos clients.

J.S : Tout le monde dit le nouveau média c’est la « data » mais c’est faux, le nouveau média c’est l’idée ! La créativité et la publicité avaient jusqu’à présent une diffusion verticale, aujourd’hui c’est la puissance de l’idée et la capacité à cerner des cibles qui donnent de l’impact aux marques. Plus l’idée est vibrionnante, plus elle se diffuse. Ces idées ce sont les hommes qui les créent, pas les machines.