Il n’aura fallu que trois mois pour que notre langage commun s’amourache de l’expression “gestes barrières” et que celle-ci s’invite dans les batailles de nos mots quotidiens. Reprise en boucle par les médias, elle-même reprise par les ordonnances gouvernementales, la formule est parlante, marquante ; elle a le bénéfice de frapper les esprits. Pourtant, peu d’entre nous interrogent vraiment ce qu’elle dit de la société que nous sommes insidieusement et inconsciemment en train de construire. 

Qu’encourons-nous à associer le mot geste et le mot barrière dans le même chaînon de phrase ? Les spécialistes sont déjà nombreux à se pencher sur la question.

“Protéger, c’est éviter d’être infecté par le virus ou d’infecter les autres. (..) Dès lors, il est impératif que chacun puisse adopter les comportements qui permettent d’éviter la contamination. A partir du moment où nous ne serons plus en situation de confinement, où les occasions de contacts augmenteront à nouveau, le respect des gestes barrières et des mesures de distanciation physique prendra encore plus d’importance.” Ces mots, ce sont ceux du Premier Ministre, Edouard Philippe, prononcés le 28 avril 2020, jour de l’officielle confirmation de notre déconfinement. 

Nous le savons, il n’est désormais plus possible de se serrer des mains, de se faire des accolades et encore moins de se faire claquer une jolie bise.

La règle ultime s’érige avec votre mètre 50 d’écart, pas moins, point à la ligne.

Pour évoluer ensemble, il faudra donc désormais s’adapter à ces contraintes physiques, se saluer de la tête, brandir un coucou de la main et espérer en retour un sourire. Mais comment au juste, pourrons-nous nous y habituer ? 

Aux origines de nos interactions modernes

Pour comprendre pourquoi il est si difficile de rester éloignés, il faut se référer aux travaux des anthropologues du toucher et notamment ceux de David Le Breton dont les travaux reposent sur les systèmes sensoriels chez l’humain.

L’individu ne prend conscience de soi qu’à travers le sentir, il éprouve son existence par les résonances sensorielles et perceptives qui ne cessent de le traverser. Il est inclus dans le mouvement des choses et se mêle à elles de tous ses sens.

Ce qui n’est pas non sans rappeler les propos d’Alain Corbin, historien des sens, qui revient dans son ouvrage Histoire des sens sur l’évolution des pratiques sociales relatives au toucher.

Parmi les documents convoqués figurent des traités médicaux ou religieux ainsi que des ouvrages techniques, scientifiques et des sources artistiques et littéraires. Il démontre le caractère hiérarchique de nos sens révélant une préférence pour la vue et le goût et une relation très fluctuante avec le toucher.

Si, pour le philosophe Descartes en 1648, le toucher est un sens premier et universel, “le seul qui ne nous tromperait pas”, il semble que toutes les sociétés humaines n’aient pas eu la même appréciation de ce rapport sensoriel. Il dépend évidemment de la culture dans laquelle on évolue et de la période où l’on naît.

Toutes les sociétés n’ont pas le même rapport au toucher. “Une culture détermine un champ de possibilité du visible et de l’invisible, du tactile et de l’intouchable, de l’olfactif et de l’inodore, de la saveur et de la fadeur, du pur et du souillé ” explique l’anthropologue David Le Breton.

L’exemple de la bise

Pour que la théorie soit plus simple à comprendre, prenons l’exemple de la bise, aujourd’hui mise entre parenthèses en ces temps d’épidémie de coronavirus.

Chez les Perses, le baiser de salutation ne se pratiquait sur la bouche qu’entre personnes de rang égal alors qu’au Moyen-Âge, le baiser demeure utilisé dans les salutations mais il n’est pas obligatoire à chaque rencontre” montre l’historien Yannick Carré.

Dans Politesse, savoir-vivre et relations sociales, la psychosociologue Dominique Picard insiste sur la nécessaire ritualisation de la salutation qui passe notamment par le contact physique pour caractériser la rencontre entre deux mondes.

“On ne connaît pas, dans le monde et depuis le début de l’Histoire, de groupe social sans rituel” explique-t-elle. Elle ajoute que la bise est un geste de salutation important car “il marque l’ouverture et/ou la fermeture d’une rencontre”. D’où la difficulté qu’on a aujourd’hui à le remplacer tant ce geste s’est imposé. 

La bise est ce qu’on appelle une “reconnaissance identitaire, une façon de dire à quelqu’un qu’il n’est pas un inconnu, qu’il fait partie de notre sphère de connaissances.”

Peut-on imaginer vivre sans bisou ? 

C’est la question posée par la chroniqueuse Géraldine Mosna-Savoye qui affirme que dans un monde d’après Covid-19 et sans protection, le baiser risque d’être vécu de manière moins aisé qu’auparavant et même après la révision de la distance physique, dans quelques mois.

“Imaginer un monde sans bisou”, affirme-t-elle, “c’est donc imaginer un monde sans ces chocs, sans ces rencontres, qui nous rappellent la présence physique de l’autre.”

Si le monde tel que nous le connaissons interroge déjà la manière avec laquelle sera amené à évoluer notre rapport à l’autre, il faut savoir que le philosophe allemand Kant s’est intéressé  à ce qu’il nomme “l’insociable sociabilité” ou ce besoin paradoxal entre le besoin d’être avec l’autre, sans être avec l’autre.

Ce que nous renvoie cette crise est le difficile contact à l’autre qui est désormais identifié comme porteur de risque. Si toucher un étranger pouvait être difficilement envisageable avant la crise, que serait pourtant un monde où “le lien social n’a pas de consistance et d’inconstance, de complexité, où l’on se supporte gentiment et calmement, où il n’y aurait ni amour ni rejet mais toujours de la bonne distance” interroge la chroniqueuse.

Tiffany Field, professeure et directrice du Touch Research Institute, travaille depuis plusieurs années sur les conséquences physiques et mentales que peuvent amener une “déprivation sensorielle”.

Elle rappelle combien le contact physique et le rapport au toucher est indispensable à la fois culturellement comme physiologiquement, à la fois dans la sphère sociale privée comme professionnelle.

L’Institut National de Recherche et de Sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (IRNS) alarme déjà sur les risques de non prise en compte de ces deux mois de confinement dans l’organisation de travail, sur le plan collectif mais aussi sur le plan individuel.

“Nous avons besoin d’être au contact avec les autres. C’est ancré dans le développement psychique de l’humain”, explique Anne Vincent-Buffault, historienne des sensibilités.

«En France, nous appartenons à une culture de contact puisqu’on se salue en se touchant, à la différence d’autres cultures, comme en Asie, où l’on s’incline et garde ses mains sur soi.

Quant au signe lui-même, la bise, il a un sens par rapport à une micro culture : vous ne faîtes pas la bise à tout le monde. Vous ne faîtes pas la bise à votre gardien d’immeuble même si vous le voyez tous les jours.

En revanche, vous la faîtes peut-être à votre travail si l’habitude a été prise. Et dans ce cas-là, il faut la faire car il s’agit d’un acte rituel qui signifie l’appartenance à un même groupe » démontre Dominique Picard. “La crise fera évoluer les mœurs. A voir, comment.”

Illustration masque

Peut-on réellement parler de “distanciation sociale” ? 

Avec la formule “gestes barrières” s’accompagne l’expression de “distanciation sociale”. Pourtant, de nombreux spécialistes interpellent sur ce défaut de langage qui induit des réalités sociologiques, socio-culturelles et des champs de recherches qui ne correspondent absolument pas à la conjoncture que nous sommes en train de vivre. Voilà pourquoi. 

Refuser les termes de “distanciation sociale” 

Pour Jacques Fischer-Lokou, maître de conférence en psychologie sociale à l’université Bretagne Sud, “on devrait plutôt parler de distance physique” aujourd’hui.

“Dans le temps, il y avait certainement plus de distanciation sociale, je l’entends au sens où il y avait des différences de statuts qui impliquaient des distances physiques. Aujourd’hui, il faut faire attention car cela peut engendrer une certaine confusion et c’est plutôt de la distance physique qui est demandée.” 

Dans cette période difficile, nous devons au contraire manifester davantage de soutien de proximité sociale envers nos proches, envers ces salariés «en première ligne» ou auprès des gens que nous côtoyons.

“Les personnes qui se sont révélées importantes pendant cette période de confinement sont souvent celles qui ne disposent pas d’ordinaire de valorisation sociale (exceptés les médecins). Or, ces personnes (livreurs, aides-soignants, caissières, agents d’entretien, etc.) se sont révélées plus indispensables que nos hauts fonctionnaires ou financiers du CAC 40.” expliquait-il au micro de Fiona Moghaddam. 

Alors, c’est quoi la distanciation sociale? 

Pour comprendre d’où vient ce terme distanciation sociale, il faut remonter aux travaux de l’anthropologue américain Edward T. Hall qui est le premier à avoir posé la question de la proxémie ou l’étude des distances sociales.

Dans son livre, La Dimension cachée, publiée en 1966, il se penche sur la manière dont les hommes s’organisent inconsciemment dans l’espace en fonction de l’interlocuteur rencontré. Cette distance, on la vit tous sans se la formuler.

“Ce que l’on ressent comme étrange aujourd’hui, me semble-t-il, est de voir des amis et de maintenir avec eux une distance d’un ou deux mètres alors que la distance amicale est plutôt à 50 centimètres”, déclare l’historienne Anne Vincent-Buffault. Et c’est ce brouillage des communications et des relations interpersonnelles qui sont aujourd’hui remises en cause.

“Puis, il n’y a pas d’embrassade, d’accolade… Tous les rituels d’entrée en contact sont brisés et on ne sait plus très bien comment se dire bonjour.”

Pourtant, on ne doit pas parler de distanciation sociale mais bien de distance physique.

“C’est une mauvaise traduction de l’anglais car “social distancing” n’est pas du tout la même notion. Il faut faire très attention.” conclut Jacques Fischer-Lokou. 

Il va falloir innover avec de nouvelles mœurs sociales 

Pour les rapports amoureux, cela ne changera pas pour les gens qui vivent ensemble. En revanche, pour les nouveaux contacts amoureux, les conditions vont apporter de la surprise. Car normalement, le contact répond à des codes qui s’opèrent de façon subtile.

“Désormais, il va falloir innover ! Je crois que les amoureux potentiels apprécieront ce qui est substitué car on cherchera des indicateurs ailleurs”, s’amuse Anne Vincent-Buffault.

Certains psychologues se posent sur la question du risque d’haptophobie (la peur d’être touché) qui pourrait sévir dans les mois qui viennent.


Cet article a été initialement publié dans l’e-magazine EWAG | Nos sociétés s’adaptent. Découvrez le magazine complet et son contenu interactif en cliquant ici.