Premier enfant péyi à oser s’aligner sur le Rhum, Claude Bistoquet essuie les railleries après s’être échoué en 1990. La voile guadeloupéenne doit pourtant beaucoup à ce skipper au grand cœur qui a inspiré des générations de jeunes marins dans l’archipel.

Votre histoire avec la Route du Rhum remonte à plus de trente ans. Le temps passe mais vous n’avez jamais rompu le lien…

C’est vrai que beaucoup d’eau a coulé sous les coques depuis. Après mes deux traversées, j’ai continué à naviguer et à régater, et je suis aujourd’hui président d’un club de voile, le CSBF (Cercle sportif de Bas-du-Fort). C’est toujours un plaisir de voir les gamins apprendre la voile, car la Guadeloupe regorge de talents. Je n’ai jamais coupé les ponts avec ce milieu et je suis de près les différentes épreuves. Et lorsque l’occasion se présente, j’ai un réel plaisir à retrouver des marins, célèbres ou non, avec lesquels nous avons partagé notre passion.

Revenons sur vos participations en 1990 et en 1994. Malgré deux abandons, retenez-vous certains motifs de satisfaction ?

Oui, bien sûr. Mais ce furent deux expériences totalement différentes. En 1990, j’étais un pur amateur, je travaillais d’ailleurs encore à la Chambre de commerce. Quatre ans après, j’étais devenu pro, je ne faisais plus que ça. Mon grand fait d’arme a été lors de mon deuxième Rhum. Je n’avais pas de gros moyens mais j’étais dans le match, derrière Laurent Bourgnon et Paul Vatine.

Cette année-là, je m’étais donné les moyens de franchir un cap, avec notamment plusieurs traversées de l’Atlantique, ce qui m’a valu la reconnaissance de mes pairs. J’ai malheureusement chaviré à une trentaine d’heures de la Guadeloupe.

Pour votre baptême du feu, quatre ans auparavant, vous avez connu aussi pas mal de galères…

Néophyte, tu paies pour apprendre ! Si certaines bêtises te sont imputables, d’autres relèvent du domaine du « pas de chance… ». Après que le point d’amure de mon gennaker a explosé et m’a obligé à un affalage intempestif, j’ai commis l’erreur d’accrocher la drisse câblée du gennaker à proximité du mât, sans la tendre. En claquant fort avec le vent cette dernière a provoqué une déchirure dans ma grand-voile. J’ai passé des heures à la recoudre. Je regardais le ciel en me disant: « Bondié, mais qu’est-ce que j’ai fait ? » Je n’avais plus non plus d’électricité à bord, plus d’instruments de navigation ni de batteries après 48 heures de course. Avec mon sponsor de l’époque (Reynoird, NDLR), on partait vraiment d’une feuille blanche.

Vous découvriez aussi l’ambiance à Saint-Malo. Quelles images gardez-vous en mémoire ?

Je me rappelle surtout du passage des écluses, au son du gwoka, un truc qui te fout les frissons, avec toute une communauté antillaise venue de Paris pour me soutenir. Et puis, je garde cette image de mon ami, mon frère, Philippe Cairo, la dernière personne à quitter mon bateau. Pris par l’émotion, on n’arrivait même plus à parler. Je n’avais jamais traversé en solitaire, ni affronté de tempête. Quand j’ai vu les côtes de France s’estomper, je me suis rendu compte que je ne pouvais plus faire machine arrière.

Alors que vous alliez réussir votre pari, vous vous échouez sur des hauts fonds, à
hauteur de Capesterre-Belle-Eau, peu avant l’arrivée. Que s’est-il passé ?

Mon pilote automatique ne fonctionnait plus. À un moment, j’ai essayé de bloquer la barre pour réparer un pépin à bord. Mais avec la houle, le bateau est parti. Tout près des côtes, la sanction, une fois de plus, a été terrible.

Vous avez été la cible de nombreuses moqueries. On a même baptisé ce lieu la “caye
à Bistok”. Comment l’avez-vous vécu ?

Très mal, j’étais meurtri. Ces personnes qui n’ont jamais mis leur c… sur un bateau, ou uniquement à moteur dans leur enfance dorée, sont les premiers à critiquer. On encense toujours un sportif quand il réussit et on le démolit en cas d’échec. C’est le monde dans lequel on vit. À l’époque, j’habitais Basse-Terre et j’allais travailler à Pointe-à-Pitre. Pendant des années, j’ai préféré tourner la tête vers la Soufrière plutôt que de regarder la mer à cet endroit.

Comment est né ce premier projet, en 1990 ?

Au sein de mon club nautique de Basse-Terre, on côtoyait, à l’époque, beaucoup de skippers après leur arrivée. C’est comme ça que j’ai connu des types comme Miche Malinovski, Olivier Moussy et Daniel Gilard (1).

1978, 82, 86, toutes ces éditions m’ont donné envie d’être au départ. Je faisais déjà des régates dans la Caraïbe, mais je suis vraiment devenu un passionné à cette époque. Je me souviens, en 1982, avoir attendu le passage de Moussy, à Vieux-Fort (Basse-Terre). Il était sans vent, alors je lui ai apporté du lambi que j’avais cuisiné. Il est reparti avec ma cocotte minute et nous sommes devenus
amis par la suite. C’est d’ailleurs lui, un jour, qui m’a donné la carte d’Alain Marsolle, le patron des rhums Montebello, un vrai passionné de la mer. Il a accepté de me sponsoriser.

Vous avez été le premier Guadeloupéen d’origine à participer au Rhum. Est-ce une fierté d’avoir été un modèle pour plusieurs générations ?

Je n’en tire pas une fierté particulière, mais je suis heureux d’avoir pu en inspirer certains en tant que pionnier. Voir, aujourd’hui, réussir des jeunes comme Kéni Piperol, avec un si fort potentiel, me touche beaucoup. Comme de savoir, par la sœur de Thibaut (Vauchel-Camus), qu’il accrochait des posters de moi dans sa chambre !

La voile s’est beaucoup développée en Guadeloupe depuis votre époque. Et pourtant,
la quête de sponsors reste un parcours du combattant… Oui, je mesure pleinement les difficultés pour des jeunes Guadeloupéens à trouver des partenaires ici. L’économie est ce qu’elle est, avec des secteurs protégés, qui n’ont pas forcément besoin de grandes campagnes de marketing à l’extérieur. Pourtant, le rapport qualité-prix est très intéressant dans la voile. Il n’y a qu’à voir ce qu’est devenue une petite entreprise comme Fleury Michon (sponsor historique de Philippe Poupon, NDLR). Mais il est plus facile de trouver des partenaires privés en Métropole, c’est sûr.

Quel regard portez-vous sur l’affaire Gabart, qui a agité le milieu cette année au sein
de la classe Ultime ?

C’est lamentable, très triste. C’est une histoire d’égo et de gros sous. Je préfère l’approche de Francis Joyon, un skipper à l’ancienne et à mille lieues de tout ça. En 2018, à la veille du départ, je lui ai soufflé : “Francis, tu ne peux pas savoir comme je rêve que tu gagnes dans mon pays.” Il y avait un bon Dieu.

Photo ©D.R.

Parcours
1990 : Abandon (trimaran, échouement), Reynoird Guadeloupe
1994 : Abandon (trimaran, chavirage), Twinsea


(1) Michel Malinovski a terminé 2e de la première Route du Rhum, en 1978. Olivier Moussy a disparu en mer lors de la Transat Québec – Saint-Malo, en 1988. Daniel Gilard a disparu en mer lors de la Course La Baule – Dakar, en 1987.