Journaliste depuis trente ans au Télégramme, Philippe Eliès est LA référence de la voile en Bretagne. Pas étonnant. En 1978, le gamin de Morlaix accompagne son père à Saint-Malo pour assister, du haut de ses 12 ans, au premier départ d’une course dont il n’a pas retenu le nom. Pas plus que celui de “Florence machin”… Mais la magie opère et il ne manquera plus une occasion d’écumer les pontons, avant de couvrir à son tour l’événement pour le quotidien régional. Capitaine d’un petit trimaran Corsair 24, reporter passionné et respecté, Eliès nous livre son regard sur une épreuve qui continue de rythmer sa vie et son imaginaire, à 56 ans.

Si vous deviez retenir une seule édition ?

Je dirais celle de Florence Arthaud, sur Pierre 1er, en 1990. Je l’avais suivie en direct à la télé sur Thalassa avec mon père, qui avait versé sa petite larme. C’est la première fois qu’on voyait une femme battre des hommes, dans un sport d’hommes. Elle a envoyé un message très fort, qui posait la question de la place des femmes dans la société. Sa victoire a montré que les femmes, si elles avaient peut-être moins de muscles, avaient plus de neurones : ça a changé beaucoup de choses dans la course au large. Honnêtement, sans elle, la Route du Rhum ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Elle y est associée pour toujours.

Un skipper qui vous a marqué plus que les autres ?

Là encore, je vais parler de Florence. Je l’ai rencontrée quelques années après sa victoire (1990), dans le cadre d’un reportage sur un de ses bouquins. C’était une femme EXTRA-ORDINAIRE. Tout le monde le sait, Flo était perdue à terre, pleine d’excès. Disons qu’elle croquait la vie par les deux bouts. Mais en mer, quelle élégance ! Elle m’a marqué étant jeune, moins jeune, puis comme journaliste. Elle restera à jamais la petite fiancée de l’Atlantique.

Le Télégramme - Florence Arthaud
Le Télégramme – Florence Arthaud

Le skipper le plus doué ?

Ça se discute entre Franck Cammas et François Gabart selon moi. Cammas a été le premier à montrer la voie chez les Ultimes. Il gagne en 2010 à la barre de Groupama 3, avec lequel il avait remporté le Trophée Jules Verne quelques mois plus tôt, mais accompagné alors d’une dizaine d’équipiers. Ce fut un vrai exploit car Franck est une crevette d’1,70 m pour 65 kg ! De la tête au bout des orteils, il transpire la compèt’ par tous les pores de la peau. Il n’y en a pas d’autres aussi engagés que lui dans la recherche de la performance. Quant à François, c’est le talent à l’état pur, tout ce qu’il touche se transforme en or. En plus d’être un mec très agréable.

Franck Cammas
Franck Cammas

Le bateau le plus impressionnant ?

Il y a bien sûr l’Olympus de Mike Birch, qui marque l’avènement des trimarans, en 1978. Ce bateau a bouleversé l’histoire de la course au large. Les Ultimes n’existeraient pas sans les Américains qui ont inventé ces multicoques, dans un chantier du Maine. Mais aussi celui de Cammas (Groupama 3), Peyron (Banque Populaire VII) et Joyon (Idec Sport), il a gagné les trois dernières éditions, c’est incroyable. Il ne peut pas voler car il est trop lourd, mais quelle fiabilité ! Impossible de choisir entre les deux !

Le plus beau bateau ?

Sans hésiter, le trimaran Acapella de Charlie Capelle. C’est le Stradivarius, la Rolls-Royce des voiliers. La menuiserie, l’orfèvrerie, les sièges baquets, les finitions… On n’y entre même pas en chaussons ! Il a été modifié mais, à la base, c’est le sister-ship (copie conforme, construite en 1981 par l’Américain Walter Green, NDLR) de l’Olympus de Mike Birch. Ce bateau a disparu et a chaviré à de nombreuses reprises, mais Charlie l’a reconstruit à chaque fois dans son chantier de la Trinité-sur-Mer. Il sera encore là cette année (1).

Le projet qui vous a le plus touché ?

Celui de Fabrice Payen. C’est un type qui a été victime d’un accident de moto avec sa femme, en Inde, en 2012. Il a été opéré plusieurs fois avant d’être amputé de sa jambe droite. Fabrice est un ancien skipper de la marine marchande, qui a été déclassé. Il a finalement pu s’équiper d’une prothèse en carbone conçue pour les GI américains et a racheté un trimaran de 50 pieds pour s’aligner au départ en 2018. Sa prothèse vaut le prix de son bateau. Il avait démâté mais est de retour cette année. J’ai un énorme respect pour lui, pour son courage et sa résilience.

La plus belle surprise ?

Je pense à la victoire de Paul Meilhat (SMA), en Imoca, en 2018. Pas qu’il ne mérite pas mais quand on pense qu’Alex Thomson (Hugo Boss) s’est échoué sur un bout de rocher en Guadeloupe, parce que son réveil n’a pas sonné. Un bateau à 7 millions d’euros anéanti à cause d’un membre de son équipe qui n’a pas acheté une pile à 2 euros !

La plus grosse contre-performance ?

Celle de Thomas Coville, en 2014, alors favori à la barre de Sodebo-Ultim’. Il venait de tenter le record du tour du monde, de gagner la Volvo Ocean Race avec Cammas (2012). Ça devait être son année, d’autant que Loïck Peyron a remplacé Armel Le Cléac’h au pied levé, sans préparation. Le tapis rouge lui était déroulé mais, dès la première nuit, Coville percute un cargo dans le rail d’Ouessant, sur une erreur de trajectoire. Il est rentré en pleurs à Roscoff (Finistère). Derrière, il a dû aller voir un psy pour se reconstruire.

Une anecdote à nous raconter ?

En 2006, avant le départ. Je suis en salle de presse et Michel Desjoyeaux vient me demander à quelle date j’ai pris mes billets pour la Guadeloupe. Je lui dis qu’on prévoit d’arriver là-bas dans huit jours (en 2002, le skipper l’avait emporté après 13 jours de course, NDLR), mais il me coupe : “Change-les, on va mettre moins que ça !” Je bataille alors avec mon rédac chef qui finit par me laisser partir plus tôt. Heureusement, car Lemonchois a coupé la ligne après seulement sept jours ! 90% des journalistes n’avaient pas modifié leur vol.

Lemonchois 2006
Le Télégramme – Arrivée de Lemonchois 2006

Un événement qui vous a fait couler une larme ? 

La disparition de Loïc Caradec (Royale), en 1986. J’avais 20 ans, je me souviens avoir vu son bateau et discuté avec lui avant le départ. Le lendemain, j’apprends sa disparition en lisant mon journal. Je peux vous dire que le café est mal passé. La Route du Rhum, ce n’est pas la kermesse du dimanche où on boit des coups avec les copains après les régates en baie, en mangeant des moules frites. Le cap Fréhel, la Manche, le golfe de Gascogne, on peut y prendre les plus grosses branlées de sa vie. Il faut savoir rester humble.

Disparition Caradec
Le Télégramme – Disparition Caradec

Qu’est-ce que cette course a de plus que les autres ?

Déjà, quitter la Bretagne pour retrouver le soleil et la chaleur en plein hiver, c’est vivre un rêve. Et puis, la Route du Rhum est ouverte aux amateurs. Toutes les classes sont rassemblées. N’importe qui peut jouer aux côtés de Neymar et Mbappé ! Quel autre sport propose ça ? On vit chaque année des histoires de dingue, des exploits, des drames. Tous les ingrédients sont réunis pour séduire le public. Et l’arrivée en Guadeloupe est extraordinaire, la musique, l’ambiance, le rhum. Cette course est magique.

(1) Acapella était au départ en 1982 avec Yves Le Cornec, puis en 1998, 2006, 2010, 2014, 2018 et 2022 avec Charlie Capelle.