Le futur s’imagine avant de se concrétiser. Partant de là, Riel Miller, chercheur en sciences sociales et humaines, sensibilise citoyens, chefs d’entreprise et élus au pouvoir de l’imagination pour décider du futur de nos sociétés. Notamment au niveau de l’économie.

Texte Yva Gelin – Photo Karollyne Hubert

Les participants se rendent compte qu’ils ne font pas de distinction entre les futurs probables et les futurs préférables.

Riel Miller, chercheur en sciences sociales et humaines

Le futur de l’économie

Complexe est le sujet du futur de l’économie. C’est la spécialité du professeur et chercheur Riel Miller, qui est intervenu en février dernier en Martinique et qui sera présent en Guadeloupe en fin d’année. L’ex-directeur du programme “littératie des futurs” de l’UNESCO intervient dans le monde entier, organisant des ateliers–laboratoires qui amorcent et challengent les réflexions et rôles de chacun quant au devenir des économies locales.

Alphabétisation des temps modernes

Si le terme semble quelque peu barbare aux oreilles, la “littératie des futurs” est directement traduit de l’anglais et fait référence à une aptitude similaire qu’à celle de savoir lire et écrire. Comme l’explique le professeur Riel Miller, « de la même façon que nous sommes capables d’apprendre à écrire un journal, un livre… nous sommes capables de mieux comprendre et d’utiliser notre capacité à imaginer l’avenir. Il ne s’agit pas seulement d’écrire des scénarios de futurs, souhaitables ou non, mais aussi de saisir les diverses raisons d’imaginer l’avenir. Sans compter que l’imagination a sans attendre un impact sur nos perceptions et sur nos choix ».

Ainsi, la littératie des futurs serait une compétence fondamentale pour comprendre le monde qui nous entoure. « Nous vivons dans un monde où la seule certitude que nous pouvons avoir, c’est que tout change. Or notre désir et notre besoin de certitude finissent par nous mettre en opposition avec ce monde qui nous entoure. »

Depuis plus de 30 ans, Riel Miller met en place des laboratoires où chaque participant est formé à penser au futur d’un domaine avec la méthodologie de la littératie des futurs.

« Aujourd’hui, beaucoup de personnes ont pris l’habitude de céder l’imaginaire à des experts, des politiciens… Or, le futur ce n’est que de l’imaginaire. C’est à la portée de tous ! L’anticipation fait partie de notre fonctionnement. Tout comme il était essentiel au moment de la transition entre le monde rural et industriel d’apprendre à lire et à écrire, il est important à l’heure actuelle que nous soyons capables de comprendre ce qu’est le futur. »

L’entraînement de l’imagination 

Au Mexique, en Afrique du sud, en Irlande, au Maroc, en Chine, en Martinique et prochainement en Guadeloupe “afin de penser l’avenir de la filière rhum”, ces interventions s’organisent autour de thématiques diverses : le futur de l’économie, du commerce, de la langue créole, des finances…  Quelle que soit la thématique choisie, l’objectif reste le même : faire comprendre aux participants qu’il y a différentes catégories de futurs et qu’il est possible d’utiliser le futur de différentes manières.

Tout le monde est capable de cultiver cette compétence parce que tout le monde utilise son imagination tous les jours et tout le temps. Il est impossible de traverser la rue, de planifier un dîner ou de trouver de l’espoir dans les objectifs de demain sans faire appel à notre imagination. Par conséquent, les gens peuvent facilement commencer à explorer et à améliorer leur compréhension des origines, des objectifs et des méthodes utilisés dans cet exercice d’imagination si on les invite à rendre explicite les futurs qu’ils ont dans la tête, à propos d’un sujet qui les intéresse.

La conception typique d’un laboratoire implique un processus d’intelligence collective délibérative et qui alterne entre des séances plénières et des séances en petits groupes. Toutes les séances sont guidées par des animateurs, afin de renforcer la confiance des participants et d’encourager leur créativité. Ces événements d’apprentissage par la pratique se déroulent en quatre étapes. Un, inviter les participants du Lab à engager leur intelligence collective pour explorer leurs images des futurs probables et désirables concernant la thématique du laboratoire.

« Avec les entrepreneurs, par exemple, lorsqu’il s’agit de parler du futur probable de l’économie, depuis quelques mois, les sujets qui reviennent sont l’intelligence artificielle ou encore la prise de conscience des limites de la mondialisation depuis la guerre en Ukraine. Étant donné qu’il y a beaucoup d’extrapolations à ce stade, le futur probable est souvent dominé par les évènements les plus récents. » 

Toujours dans cette première phase, les participants font travailler leur imagination sur des futurs souhaitables. « Souhaitons-nous justement un monde marqué par les guerres et les inégalités sociales ? Évidemment non. Nous préférons tous la paix et, en principe, la solidarité. Souvent, les participants découvrent que leurs souhaits d’avenir sont limités par certains adages tels que “soyez raisonnables”, “ne rêvez pas”, “gardez les pieds sur terre”, “soyez réalistes”. Ils commencent également à se rendre compte qu’ils ne font pas de distinction entre les futurs probables et les futurs préférables — après tout, qui veut être déçu par l’avenir? Mieux vaut préférer ce qui est probable.

Cependant, une autre prise de conscience émerge de cette première étape : car les participants se rendent compte que leur imagination n’est pas sourcée en eux-mêmes. Elle est habitée par des histoires, des attentes, des résultats et des images produites par quelqu’un d’autre, souvent au loin, comme à Hollywood ou dans les journaux télévisés. Et aucun de ces futurs n’est issu des expériences, de l’histoire et du contexte des gens eux-mêmes. »

Le futur au présent

Deuxième étape : les participants sont invités à inventer leurs propres cadres, plus authentiques, fabriqués à partir de leurs récits, fables, mythes et culture. « Il s’agit de montrer par la pratique que tout le monde peut jouer avec ses propres cadres et inventer des descriptions des futurs qui sont par définition des fictions. » Cette deuxième étape fait appel à la créativité. Des hypothèses sont ainsi formulées. Lors du laboratoire mené en Martinique, initié par l’association First Caraïbes avec la CCI Martinique, les participants ont décrit le fonctionnement d’un système socio-économique plus innovateur, agile et fluide où la propriété privée n’existe plus. Imaginer le futur sous un nouveau jour amènerait à apercevoir des nouveaux aspects de la société dans le présent.

« Par exemple », précise Riel Miller, « à force de se focaliser sur le futur de l’emploi et de l’économie tel qu’on les connaît, industriels et basés sur l’exploitation, on n’est même pas capable de se rendre compte des nouveautés, des inventions et du potentiel du présent ». La troisième étape est celle du retour au présent, où les participants se rendent compte « qu’ils sont capables de diversifier les raisons et les méthodes pour imaginer le futur et que ces exercices changent significativement leur perception du présent ».

Accepter l’incertitude, dans l’économie aussi

« Il faut être très clair sur ce point. Au sein des laboratoires, il faut se débarrasser des contraintes de ce qui existe déjà et imaginer des choses dont on ne peut pas savoir si elles sont souhaitables ou pas, mais qui sont en tout cas au-delà de ce que nous connaissons. Les entrepreneurs ont par exemple tendance à penser qu’avec la littératie des futurs ils vont comprendre comment réussir. Mais tout l’enjeu est surtout de casser les repères que nous utilisons habituellement. C’est de là que vient la possibilité d’imaginer autrement — pour planifier mais également pour se rendre compte que les nouveautés du présent demandent qu’on se libère du passé, et des extrapolations que nous en faisons. »

En effet, mieux comprendre pourquoi et comment imaginer les futurs, c’est cultiver les conditions nécessaires pour se rendre compte que l’incertitude, les surprises et tous les changements nous offrent une énorme source d’invention. « Rien n’est réaliste dans le futur, car le futur n’existe pas. Nous ne faisons que clarifier l’émergence des opportunités pour ensuite les expérimenter avec confiance. » Élus et entrepreneurs en tête de liste.

Définition
Littératie du futur
C’est la compétence qui permet aux individus de mieux comprendre le rôle du futur dans ce qu’ils voient et réalisent. Être compétent en littératie des futurs renforce l’imagination et améliore notre capacité à nous préparer, à nous rétablir et à inventer. Cette démocratisation de l’origine des images du futur ouvre de nouveaux horizons, tout comme l’instauration de la lecture et l’écriture universelles a profondément marqué l’organisation et les perspectives des sociétés humaines. Depuis 2012, plus de 100 laboratoires de littératie des futurs ont été organisés.