ESS en Outre-mer : une réponse locale à des enjeux globaux

ESS en Outre-mer : une réponse locale à des enjeux globaux

Amandine Ascensio

1 : Faire société dans les territoires isolés

Dans un monde comme l’Outre-mer, construit sur des histoires de populations antagonistes, avec des rapports de domination, l’ESS a démarré comme un koudmen (coup de main, NDLR) entre les esclaves des Antilles. Comme le musada à Mayotte, ce mouvement d’entraide de la communauté. Ou encore les Arioi, en Polynésie, dépositaires des savoirs, des arts et de leur transmission. L’ESS se construit autour de ce qui unit.

« En économie, pour créer de la valeur, il faut du capital et du travail », rappelle Ben Amar Zeghadi, délégué national pour l’Outre-mer auprès d’ESS France. « Dans l’économie classique, on mise sur le capital. Dans l’ESS, on mise sur le travail collectif. » Avec une visée : répondre aux besoins du territoire non couverts ou délaissés par l’économie classique. « En ESS, on répond à des demandes pour l’intérêt général (amortir les crises, préserver la biodiversité, donner à manger à tous, soigner, créer de l’emploi non-délocalisable, par exemple), avec une gouvernance démocratique, et des profits qui sont réinvestis dans l’organisme », ajoute-t-il.

En Outre-mer, le secteur représente plus de 55 000 emplois (dont 60 % sont occupés par des femmes). Soit 10 % de l’emploi de nos territoires mais aussi 17 % de l’emploi privé. Quant à la masse salariale, c’est environ 1,5 milliard d’euros chaque année. « On compte 5 029 établissements de l’ESS pour les départements et régions d’Outre-mer, répartis environ à 50-50 entre les Caraïbes et le bassin Indien », indique Ben Amar Zeghadi.

La part belle aux associations

Dans nos territoires, on parle essentiellement d’associations qui constituent à 80 % les entreprises de l’ESS. Certaines sont en sommeil, d’autres restent en éveil permanent, mais toutes jouent un rôle à des moments différents dans l’histoire des territoires, particulièrement chez nous, en Outre-mer, où les crises sont nombreuses. « Si on est victime de violences, en situation de handicap, de précarité, à la recherche d’un hébergement d’urgence, partout des associations, donc des citoyens, s’organisent et s’engagent. C’est la même chose pour tout ce qui dynamise le territoire — le sport, la fête ou la culture —, ce sont les associations de citoyens à la manœuvre », disait la présidente du Mouvement associatif, Claire Thoury, interrogée sur France Inter en septembre. « C’est hyper puissant », ajoutait-elle.

Dans le bassin océanique, l’ESS existe « de manière spontanée ou souvent inconsciente », « dans la transmission culturelle des savoir-faire », rappelle le gouvernement de Polynésie, alors que l’adoption d’une loi de pays sur l’ESS est en cours.

Enfin, l’ESS est aussi une économie de l’innovation. « En Guyane, où sévit un fort taux de chômage, nous avons mis en place des régies de quartier, les premières en Outre-mer », note Yahya Daoudi, directeur de la régie de quartier de Cayenne, un dispositif qui réunit élus, bailleurs sociaux et habitants autour de projets d’inclusion par l’emploi quartier par quartier. Une réussite dans ce territoire immense, aux nombreux défis, qui devrait être répliqué au moins en Guadeloupe sous peu. « Au final, conclut Ben Amar Zeghadi, l’ESS, c’est une économie de la dignité. »

2 : Du mode de vie à la nécessaire professionnalisation

Dans nos territoires ultramarins, l’ESS, c’est un peu comme une seconde peau. « On fonctionne encore dans un esprit villageois, où on s’aide entre voisins, on s’apporte à manger, on échange facilement, c’est le yonn a lot1 », note Murielle Toto, présidente de la Chambre régionale de l’économie sociale et solidaire (Cress) de Guadeloupe, qui rappelle aussi l’avènement des premières mutuelles. Dès le XIXe siècle, au cours de la IIIe République française, les sociétés d’assistance mutuelle — souvent des groupes de femmes — avaient coutume de constituer une enveloppe commune pour aider ceux qui faisaient face aux accidents de la vie, comme les problèmes de santé. Des associations, souvent politisées, militantes. Un peu à l’instar des syndicats qui se forment aussi, en pleine révolution industrielle, pour défendre les droits des ouvriers. « L’ESS, c’est aussi une économie de la résistance », ajoute Ben Amar Zeghadi, le délégué d’ESS France aux Outre-mer.

« Et c’est surtout une économie », martèle Magali Lacambra, directrice de France Active Guadeloupe, organisme dédié à la finance solidaire qui aide les structures de l’ESS notamment à se financer. Elle note, en Outre-mer, « un besoin de professionnalisation du secteur ». « Je rappelle que même sans salariés et uniquement composée de bénévoles, une association doit trouver son financement pour fonctionner. À partir du moment où on a un ou plusieurs salariés, même une association, vous êtes une entreprise. » Un besoin de structuration qu’il est encore difficile parfois d’atteindre, tant l’ESS relève du « mode de vie ».

Une loi pour les rassembler toutes

Mais, depuis 2014 et la loi sur l’ESS, qui a installé un socle juridique pour le secteur, les choses commencent à changer. Les Cress fleurissent un peu partout. Leur rôle ? Animer la communauté d’entrepreneurs engagés, aider à trouver les financements, faciliter les contacts. Être le pendant, finalement, des chambres de commerce et d’industrie. Si elles sont toutes en cours de renforcement et de structuration, leur action reste encore limitée, sauf celle de Mayotte, très vite opérationnelle dès sa création. « Les autres ont un trauma dès leur naissance », souligne Ben Amar Zeghadi. Scission dans la gouvernance, mise en défaut de gestion… Les structures actuelles sont parfois construites sur les ruines des précédentes mais avancent. « On est soutenu par ESS France, notamment sur l’ingénierie, mais c’est vrai qu’on a encore besoin de moyens », concèdent les dirigeants des Cress ultramarines.

D’autant que le secteur, poussé par un monde en crise permanente et malgré des baisses de budget des institutions dédiées, continue d’attirer les foules : besoin de donner du sens, de s’engager… Nos territoires regorgent d’exemples d’entreprises où, si gagner sa vie n’est pas une option, le profit toujours grand n’est pas l’objectif premier. Et les associations, coopératives, entreprises de l’économie circulaire continuent d’ouvrir leurs portes, portées par celles et ceux qui tentent, encore et toujours, de trouver des solutions à tout, de créer des emplois et d’en vivre.

(1) L’un à l’autre

 

3 : Gagner en crédibilité pour imposer sa vision du monde

« Le plus dur pour moi, c’est de trouver mon modèle économique », soupire Laura Lameynardie, fondatrice de La Sphère 972, un Fablab martiniquais âgé d’à peine deux ans. « Je ne veux pas dépendre des subventions, trop aléatoires et changeantes, et en même temps les services que je propose doivent rester accessibles à tous. » Le casse-tête est fréquent chez tous les acteurs de l’ESS, obligés, chacun, de trouver de fragiles équilibres financiers, projet par projet. Ces modèles économiques dépendant des subventions font l’objet de procès en rentabilité et sont les premiers à subir des coupes budgétaires en période d’austérité financière. « Doit-on rappeler que l’économie classique reçoit 211 milliards d’aides publiques chaque année ? En comparaison, l’ESS, au niveau national, c’est 16 milliards ! », clame Ben Amar Zeghadi. « Et alors quand on regarde l’économie de comptoir ultramarine, on trouve des filières entières biberonnées à la subvention publique », ironise encore le délégué d’ESS France aux Outre-mer.

Un système fragile

Lui encourage le monde de l’ESS à se décomplexer, rappelant que l’une des conditions d’appartenance au secteur est de participer à l’intérêt général, dont le garant est l’État. « C’est donc normal de toucher de la subvention quand on participe à l’application des politiques publiques », insiste-t-il.

Pour autant, sur le terrain, les acteurs le notent tous : les changements réguliers de modalités d’accès aux subventions et l’instabilité politique favorisent la fragilité du système que tentent de venir combler les structures d’aide au financement comme France Active avec des dispositifs bancaires adaptés. D’autant plus que certains financeurs historiques de l’ESS dans l’Hexagone ne sont pas présents en Outre-mer. Et puis la dynamique militante diminue. « On le voit chez nous », note Ketty Courriol, présidente de l’Union des femmes guadeloupéennes, association fondée à l’origine par Gerty Archimède, première femme avocate des Antilles. « Nous, on ne tient plus que sur la volonté de bras vieillissants. »

« Ça nous oblige tous à innover », souligne Nathalie Chevon, directrice de la Cress Guadeloupe. Et donc à créer de nouveaux modèles. Notamment celui des sociétés coopératives où les salariés ont un pouvoir de décision fort ou équivalent à celui des autres acteurs dans la gouvernance de l’entreprise. En 2024, on comptait
94 sociétés du genre en Outre-mer, dont plus de 50 à La Réunion, suivie de près par Mayotte, avant les Antilles et la Guyane.  Autre innovation, les monnaies locales, qui tentent une percée, pour venir renforcer le commerce de proximité. Et puis les tiers-lieux, ces lieux hybrides de transmission de savoir et de réalisation de projets communs fleurissent partout. Partout, aussi, les jeunes entrepreneurs veulent transformer leurs territoires, participer à la souveraineté alimentaire, transformer l’industrie, créer des plateformes en tout genre, en ne visant qu’un seul but : mettre en lien, inclure, créer des cercles vertueux. Le fondement de l’ESS.