Quel est le secret de nos centenaires ?
Depuis mars 2023, la Martinique fait officiellement partie du club mondial très fermé des zones bleues, ces territoires à la longévité exceptionnelle. En Guadeloupe aussi, le nombre de supercentenaires est très élevé. Pourquoi ?
Quel est le secret de nos centenaires ?
Depuis mars 2023, la Martinique fait officiellement partie du club mondial très fermé des zones bleues, ces territoires à la longévité exceptionnelle. En Guadeloupe aussi, le nombre de supercentenaires est très élevé. Pourquoi ?
La martinique dans le top 5 mondial !
En 2023, le territoire obtient le statut scientifique de « zone bleue de longévité ». Ce label fait suite aux recherches menées par Michel Poulain, démographe et professeur émérite à l’université catholique de Louvain (Belgique). Avec l’aide de Geneviève Djouad, fondatrice et présidente de l’association Protégeons nos centenaires (Martinique), le spécialiste a épluché les registres d’état civil. Ils y recensent alors sur trois ans près de 400 centenaires (1). C’est à la suite de la publication de ces travaux dans la revue de l’Institut national d’études démographiques (Ined) que l’île aux fleurs rejoint la Sardaigne (Italie), Okinawa (Japon), Nicoya (Costa Rica) et Ikaria (Grèce). Michel Poulain, créateur du concept de zone bleue, avertit : « La zone bleue se base sur des critères stricts, démographiques et scientifiques. D’abord, il faut que la zone soit homogène. Ensuite, cela concerne la longévité d’une population et non d’un individu. » La Martinique remplit d’autres critères. Elle a, proportionnellement, deux fois plus de centenaires par habitant que dans l’Hexagone. La probabilité d’y atteindre 100 ans au sein d’une génération de nouveau-nés y est de 50 % plus élevée qu’en France hexagonale.
La Guadeloupe, terre de supercentenaires
La Guadeloupe n’est pas en reste. Jacques Vallin, démographe et directeur de recherche émérite (Ined), y a démontré la même prévalence de supercentenaires (2): « En Guadeloupe et en Martinique […] la fréquence relative des supercentenaires y est respectivement 7 et 8 fois plus élevée qu’en métropole(3). En 2022, l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) dénombre 22 « supercentenaires » :
13 en Guadeloupe et 9 en Martinique.»
Manger local, bouger régulièrement
« Si les scientifiques formulent beaucoup d’hypothèses, rien n’est encore avéré », admet Michel Poulain. Cependant, le mode de vie revient souvent comme élément favorable à l’allongement de vie. Le démographe met en avant « le climat ou prendre le temps de vivre ». Le professeur Maturin Tabue Teguo, chef de pôle de gériatrie et gérontologie au CHU de Martinique, avance aussi prudemment. Il évoque quelques pistes du même ordre : manger local, bouger régulièrement. L’hypothèse des facteurs sociaux et culturels lui semble aussi crédible : « Les croyances, la spiritualité procurent un bonheur, une plénitude qui concourent au bien-être », avance-t-il. Michel Poulain confirme et prend l’exemple de Léonise, 110 ans (Anses d’Arlet, Martinique) : « Sa foi est profonde et elle prie tous les jours. » Geneviève Djouad parle même d’une foi, « coussin de tous les malheurs. Cette béatitude les préserve ». Le scientifique belge affirme également l’importance du « soutien communautaire ». Le professeur Tabue Teguo s’extasie à cette idée : « Les centenaires que je rencontre vivent entourés. Cela dégage une énergie ! Avoir un centenaire dans sa famille est vécu comme une victoire. Ça se voit qu’ils sont heureux ! » Mais d’autres pistes demeurent incertaines. Selon le démographe Michel Poulain, la génétique est un facteur inconnu : « L’hypothèse avancée par Jacques Vallin sur le lien longévité hors norme/résistance à l’esclavage est plausible, mais sans preuve. » Il en va de même concernant l’influence ou non des rimèd razyé (4). On constate ainsi que les raisons sont multifactorielles. Mais il manque les preuves scientifiques. L’éclairage pourrait venir de l’Institut de longévité de Montpellier qui « travaille sur un projet de recherche d’étude des facteurs de longévité. La population devrait être consultée (questionnaires hygiène de vie, prises de sang) », informe Michel Poulain.
(1) Recensement au 1er janvier 2023 – (2) Personne de 110 ans et plus – (3) Huit fois plus de supercentenaires aux Antilles qu’en France métropolitaine, Jacques Vallin, Gérontologie et Société, 43(166), 2021 – (4) La médecine traditionnelle
Un projet scientifique de grande envergure
Le professeur Tabue Teguo, directeur adjoint d’Épidémiologie clinique et vieillissement (EpiCliV) (5), mise sur un projet scientifique de grande envergure. Au second semestre 2026, un important échantillon de la population antillaise (4 000 individus de 60 ans, dont 300 à 400 centenaires) sera consulté et suivi sur plusieurs années voire décennies. Comment expliquer une longévité exceptionnelle ? Quels points de similitude entre centenaires ? Comment vivent-ils ? La Guadeloupe est-elle également une zone bleue ? Dans des territoires en pleine transition démographique (30 % de la population aura 60 ans et plus en 2030), les résultats de l’étude devraient aussi permettre la mise en place de politiques publiques adaptées face à ce vieillissement accéléré. Au second semestre 2026, la Martinique devrait accueillir le premier gérontopôle des outre-mer. Parmi ses principales missions : mener des travaux de recherche essentiels pour mieux appréhender les enjeux du vieillissement.
Tous nos remerciements à l’association martiniquaise Sauvegardons nos centenaires qui œuvre depuis 2019 à la préservation des centenaires et l’accompagnement des aidants. Elle aspire à la création d’un « sanctuaire naturel pour centenaires ».
(5) Équipe de recherche à l’Université des Antilles
Contact : ass.protegeonsnoscentenaires@yahoo.com
Daniel, 102 ans
« Madè, malanga, ziyanm »
Texte : Boni Kwaku
À 102 ans, Daniel Guy Cayaci, centenaire de Petit-Bourg (Guadeloupe) évoque une vie riche : « An ja vwè tout biten ! (6) J’ai été maçon, mécanicien, pompiste, conseiller municipal, chauffeur poids lourd à l’usine Grosse-Montagne, transporteur d’élèves et exploitant agricole. » Sa fille nous confie qu’il « s’est apprêté pour l’interview ». Durant le shooting photo qui a suivi, Daniel exécutait les poses avec l’aisance d’un mannequin. Son sourire exprime sa joie de vivre. Cela vient sans doute d’une enfance heureuse avec ses quatre sœurs, sa mère et son père, décédé à 99 ans. « On n’a jamais eu d’histoires », confie-t-il. Le centenaire vit seul depuis le départ de sa fille revenue temporairement quelques années auparavant. En réponse à son sentiment de culpabilité, son père lui a déclaré : « An té ka mandé mwen ki tan ou té kay pati ! » (7) Autonome, Daniel prépare son café à 5 heures. Puis se concocte salade de concombres, saucisson, yaourt, banane, orange. En fin de journée, il ne rate jamais sa partie de dominos avec les voisins de 17 à 21 heures ! Une hygiène de vie à laquelle il a toujours tenu : madè, malanga, ziyanm (8) du jardin, pas d’alcool ni cigarette. Un des voisins arrive. « Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter, Daniel, à 102 ans ? La santé, la joie… et la réussite ! » s’esclaffe-t-il. Il est déjà prêt pour sa partie de dominos.
(6) J’ai déjà tout vu – (7) Je me demandais quand tu te déciderais à partir – (8) Madère, malanga/chou caraïbe, igname
Julienne, 100 ans
« La jeunesse vient s’asseoir pour causer »
Texte : Corinne Daunar
Sous son grand chapeau bakoua, Julienne vous regarde droit dans les yeux. Née le 30 janvier 1925 à l’hôpital du Saint-Esprit, elle a connu très jeune la rudesse de la vie. « Hay hay hay, j’ai travaillé dans la canne, c’était chaud chaud chaud ! », se souvient-elle en riant. À peine âgée de 16 ans, elle est déjà maman et affronte les épreuves avec dignité. Quelques années plus tard, elle s’installe à Ducos, sur un terrain hérité de sa grand-mère. Seule pour élever ses trois filles, elle enchaîne les longues journées dans les champs de canne. Tôle après tôle, elle bâtit son chez-soi, avec pour seule ambition que ses enfants ne manquent jamais de rien. Puis, le travail change : après la terre, la mer. Elle revend du poisson. « Je ne comptais pas les heures. » Le secret de sa longévité ? Une vie active, rythmée par des repas équilibrés et simples, venus du jardin, sans excès, sans alcool, et toujours en mouvement. Des champs à la mer, du bokantage aux longues marches pour vendre ses cornets de pistaches, en passant par la pêche aux crabes et l’entretien du potager, Julienne n’a jamais cessé d’avancer. Et son plus grand trésor, c’est sa famille : « Ce sont eux qui me tiennent debout ! » Autour d’elle gravitent filles, petits-enfants, arrière-petits-enfants. « La jeunesse vient s’asseoir pour causer. » Elle leur raconte le chant des rivières, la pêche aux “z’abitant roussis”, les crabes attrapés sous les pierres… Des souvenirs simples, mais précieux, d’un temps sans stress, où l’on vivait dans l’instant. Aujourd’hui encore, Julienne jardine, cuisine son tinain-mori, nettoie les abords de sa maison, coutelas à la main et petit banc à ses côtés. Dès le lever, elle prie, regarde les nouvelles. Une vie sobre, réglée, apaisée. Elle ne prétend pas détenir la recette miracle. Elle vit. « Le bon Dieu seul connaît l’heure et le jour. »
Fernand, 104 ans
« Une éducation stricte »
Texte : Corinne Daunar
« Je m’appelle Fernand Badin, je suis né le 6 octobre, à 4 heures du matin. Mais on m’a déclaré le 10… J’étais très attendu ! » À 104 ans, Fernand sourit avec cette malice qui habite les êtres en paix avec eux-mêmes. Assis dans son fauteuil, chemise imprimée et casquette vissée sur la tête, il raconte une vie dense, portée par le vent, la foi, la musique… et le bon sens. Orphelin très jeune, il grandit « à la baguette » chez les prêtres. Une éducation stricte, certes, mais fondée sur les valeurs solides de l’Église catholique. Très tôt, il se met au service des autres. À 20 ans à peine, le voilà dans un dispensaire du Carbet (Martinique), puis engagé dans l’armée. Et là, c’est le grand large : Louisiane, Italie, Cuba, Afrique de l’Ouest, Tchad, Madagascar, Indochine… Ne dit-on pas que les voyages forment la jeunesse ? Après une fin de carrière à Marseille, il rentre au pays en 1987 et s’installe dans un quartier calme de Ducos. Aujourd’hui encore, il y vit sereinement, autonome, l’esprit alerte, fidèle à ses petits rituels : mots croisés, lessive, cuisine, commentaires de foot le dimanche… Car oui, Fernand est un passionné de football. « Moi aussi, je joue les prolongations, hein ! », lance-t-il en riant. S’il reste discret sur ses amours, il est intarissable lorsqu’il s’agit de cuisine. Il aime prêter main forte à sa fille Dominique pour éplucher les légumes du souper. Il le dit lui-même : bien manger, c’est aussi rester jeune ! L’appétit ne lui fait pas défaut. Sa foi, elle, est inébranlable. « Dieu, c’est le deuxième pilier des centenaires. Le premier, c’est Dominique. » Dominique, sa fille, veille sur lui comme un ange discret. Mais Fernand tient à son indépendance : il se déplace encore sans canne, et sans se plaindre. Son autre secret de longévité ? Savourer la simplicité du quotidien. Le chant des oiseaux, le bruissement du vent dans les feuilles… Et, de temps en temps, il s’offre un moment de silence et de recentrage : allongé, masque occultant sur les yeux, il se laisse bercer par des chants grégoriens.
Antoinette, 100 ans
« Mes journées commençaient à 3 heures du matin »
Texte : Boni Kwaku
Antoinette Sousseing est une force tranquille. À 100 ans révolus, elle mène désormais une vie calme à Marie-Galante (Guadeloupe). « Mes journées se résument à manjé, dòmi, palé !(9) », répond-elle, sincère. Entourée de sa famille, une organisation est mise en place entre ses enfants pour qu’Antoinette ne soit jamais seule. Sans emploi, mais mère de huit enfants, elle n’avait pas une minute à elle. Nous sommes dans les années 1940-60. « Mes journées commençaient à 3 heures du matin avec la corvée d’aller jeter les toilettes. Ensuite, il fallait transporter de l’eau, cuisiner, faire le ménage, laver les vêtements de tout le monde », se souvient-elle. Avec un tel rythme de vie, « ou pa ni tan ni strès ! »(10). Son alimentation, saine, venait de son petit jardin. « Ou ka manjé tou sa ou touvé : patat, ziyanm, mannyòk, fouyapen, bannann. »(11) Son rituel restait le thé quotidien du soir, à la citronnelle ou parfois feuilles de corossol. La vie sociale d’Antoinette se résumait à des visites familiales à une cousine ou une tante. Quelques rares fois, un déplacement à Pointe-à-Pitre. Mis à part un peu d’arthrose aujourd’hui, elle indique ne jamais avoir eu de soucis majeurs de santé. Très croyante, Antoinette lit sa Bible et ne manque jamais de prier. Elle est reconnaissante chaque jour : « Mèsi Bondyé ka gadé mwen la toujou ! »(12)
(9) Manger, dormir, bavarder – (10) Tu n’as pas de temps pour le stress ! – (11) Tu manges tout ce que tu trouves : patate douce, igname, manioc, fruit à pain, bananes, etc. – (12) Je remercie Dieu de me garder encore en vie