Le 8 avril dernier, le gouvernement lançait à Paris la “Trajectoire 5.0” pour les Outre-mer, des objectifs de développement durable dans la lignée du Livre bleu des Assises des Outre-mer.

Anticipation des événements climatiques majeurs, dépollution des terres agricoles, valorisation des déchets, énergies renouvelables et endiguement de l’exclusion sociale : voilà, pour le ministère des Outre-mer, les
« défis du siècle ».

Nous avons rencontré celle qui est aux commandes de ce projet visionnaire et engagé : Annick Girardin, ministre et Ultramarine.

Qui mieux qu’elle pouvait introduire notre dossier ?

Propos recueillis par Julie Clerc


La programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), introduite par la loi de 2015 sur la Transition Énergétique pour la Croissance Verte, fixe les objectifs pour parvenir à l’autonomie énergétique dans les départements d’Outre-mer à l’horizon 2030.

Quelles avancées avez-vous pu observer en Guadeloupe, Guyane et Martinique? 

Annick Girardin : L’élan a été donné !

Dans ces trois Outre-mer, le mix énergétique évolue favorablement et les projets sont là.

  • En Martinique où nous partons de loin, la première centrale incinérant des ordures ménagères plutôt que de les enfouir ou d’importer de la biomasse va servir de modèle à de nouveaux projets dans les autres territoires.
  • En Guadeloupe, où la diversification énergétique est la plus forte, 8 éoliennes de 900 kW viennent d’être installées à La Désirade.
  • En Guyane, où la part des renouvelables est la plus forte grâce à l’hydraulique, des projets novateurs vont concourir à cet objectif de verdissement et d’autonomie comme dans l’Ouest guyanais la future centrale électrique hydrogène, qui sera la plus grande de France.

“Il va nous falloir redoubler d’efforts et être courageux, collectivement, pour atteindre en 2030 l’objectif d’autonomie énergétique ou de 0 émission nette de carbone.” 

Les PPE de ces trois territoires sont actuellement en cours de révision pour la période 2019-2023 : je les souhaite plus ambitieuses et plus précises.

Mon objectif est de fixer avec la Commission de régulation de l’énergie d’une part, et EDF-SEI (qui a en charge le réseau), les énergéticiens et les collectivités d’autre part, une trajectoire 0 carbone qui, pour les années à venir, soit techniquement crantée et irréversible. 


Centrale de panneaux solaires Outre-mer

Des exemples font rêver… En Autriche, 70% de l’électricité est issue d’énergies renouvelables. Sur les îles de Samso (Danemark) et Hierro (Canaries), 100% de l’électricité est « verte ». Au Costa Rica, 98% de l’électricité est renouvelable.

Aux avant-postes de l’accord international de Paris sur le climat signé par 195 pays en 2015, le Costa Rica ambitionne d’ailleurs de devenir neutre en carbone d’ici 2021 !

Du vent, du soleil, des sources d’eau chaude, des vagues… Les territoires ultramarins collectionnent les atouts pour performer dans le renouvelable.

Les Outre-mer pourraient-ils s’imposer comme des laboratoires de « décarbonisation »? 

Je vais vous donner un autre exemple, français, ultramarin !

Mais sur un autre océan et quelque peu daté : à La Réunion dans les années 1960 et 1970 toute l’électricité était produite grâce à des énergies renouvelables, grâce aux barrages hydrauliques.

Après être descendu jusqu’à 25%, l’île peine aujourd’hui à atteindre les 40% d’énergie renouvelable.

Comment en sommes nous arrivés là ? Par facilité : le fioul, le charbon, offraient une alternative économiquement intéressante et toute-prête face au boom de la demande en électricité de l’île !

Aujourd’hui des exemples existent en France : l’île d’Ouessant, au large de la Bretagne, tournera à 80% aux énergies renouvelables dans quatre ans.

Si une petite île bretonne non connectée l’a fait, pourquoi un Outre-mer ne pourrait pas avoir cette ambition !

“Chaque territoire a cependant sa spécificité, et il faut innover : je rejoins entièrement le terme de laboratoire que vous employez.”

La solution d’Ouessant est à mon avis en partie réplicable à Saint-Pierre-et-Miquelon, à une latitude similaire; de même les solutions que nous pouvons développer dans les autres Outre-mer français peuvent être proposées à d’autres îles et « territoires non-interconnectés » de la zone intertropicale.

Mais ces choix courageux, l’Etat ne les fera pas seul.

L’île de Lifou, en Nouvelle-Calédonie, s’est fixé un objectif « 100 % renouvelable » pour 2030 et atteindra l’année prochaine 51% d’autonomie énergétique.

Les collectivités en charge des PPE et des déchets devront aussi être au rendez-vous.


Présentation de la trajectoire 5.0 pour le développement durable par Annick Girardin

En janvier dernier, vous présentiez Trajectoire Outre-Mer 5.0 – cinq
objectifs en termes de développement durable : 0 déchet, 0 carbone, 0 intrant chimique, 0 exclusion, 0 vulnérabilité – qui traduit à l’échelle ultramarine les 17 objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 des Nations-Unies.

Sur le terrain, comment le ministère des Outre-mer aborde-t-il les défis du développement durable ?

Après cette annonce que j’ai faite lors de mes vœux de début d’année, nous avons lancé cette stratégie en avril, à la Tour Eiffel.

Comme vous le dîtes, le but est de traduire les 17 objectifs de développement durable, dont j’avais en 2015 participé à l’adoption sous le précédent gouvernement en tant que secrétaire d’État au développement international et à la francophonie, pour les Outre-mer.

Pourquoi quelque chose de spécifique pour les Outre-mer ?

Parce que les priorités de développement en Outre-mer sont incomparables avec celles de l’Hexagone et que ces territoires, majoritairement des îles intertropicales, font face à des défis communs. 

Après avoir dit ça, que faire ?

S’appuyer sur les politiques déjà menées par le Ministère, les actions issues des Assises des Outre-mer ?

Et faire, comme la majorité des pays du Nord, une feuille de route pour l’Agenda 2030 où il ne s’agira que de cocher les cibles (parfois contradictoires entre elles) définies aux Nations-Unies en indiquant les politiques et les actions déjà menées ?

Ce n’est pas vraiment ma conception de l’action publique.

Je souhaite que ces 5 orientations fixent avec des objectifs généraux mais clairement identifiés (les trajectoires « zéros ») une organisation et un programme définis collectivement, à la fois au niveau de tous les Outre-mer pour ce qui est des moyens et de la méthode, et ensuite par les acteurs de chaque territoire pour ce qui est de la déclinaison et de l’opérationnalisation. 

Ainsi, contrairement au schéma habituel où les administrations essaient de faire rentrer leurs actions dans les objectifs définis internationalement, nous avons ici repris ces objectifs dans des trajectoires que nous mettrons en œuvre non pas seuls mais collectivement : avec les acteurs privés, associatifs, des chercheurs, des représentants de la société civile et les différents niveaux de la puissance publique (administrations de l’État, opérateurs, collectivités)…

“Pour la mise en œuvre, j’ai décidé d’affecter dès 2020 l’ensemble du Fonds exceptionnel d’investissement – soit plus de 100 millions par an – pour les trajectoires 5.0 des territoires.”

Ce « fonds 5.0 » permettra de cofinancer des projets qui auront un effet concret pour atteindre les objectifs fixés par ces 5 trajectoires.

Sur les territoires, cela sera incarné par une coalition d’acteurs ultra-marins et nationaux. 


La thématique environnement amène celle de la responsabilité des institutions et des citoyens.

L’environnement questionne aussi la responsabilité sociale des entreprises, notion qui implique que les entrepreneurs, acteurs sociaux influents, s’auto-disciplinent en matière de pollution, d’économie d’énergie, et développent des activités en lien avec le développement durable.

Acteurs privés, États, société civile : à qui l’environnement, bien public commun, doit-il être confié ? 

C’est la complémentarité qui fait tenir ces coalitions d’acteurs et les rend légitimes pour la gestion de ressources et de biens communs.

  • L’État a la force de la loi, ses représentants et l’ensemble de la puissance publique doivent servir l’intérêt général et, à ce titre, il peut être considéré comme un acteur neutre.
  • La société civile a deux rôles : participer à la définition ou à l’utilisation consensuelle d’un bien public et lancer l’alerte en cas de manquement ou de dérive.
  • Enfin, les acteurs privés peuvent créer autour de ce bien une activité économique rentable et durable qui permet de valoriser une ressource et de contribuer au développement économique de cette société. 

En parlant de responsabilité sociale des entreprises, vous employez le terme  « autodiscipline » que je trouve réducteur : il sous-tend que le penchant naturel de ces acteurs aille à l’encontre de l’intérêt général.

Propice à l’innovation, la complémentarité de ces acteurs permet plutôt une prise de conscience.

Quel acteur privé souhaite détruire sa ressource, surmener ses employés ou décevoir ses partenaires commerciaux ?

La responsabilité sociale des entreprises, c’est justement cette prise de conscience au-delà des règles fixées par la loi (qui constitue un socle) pour intégrer volontairement des préoccupations sociales et écologiques à leurs activités lucratives et à leurs relations commerciales ou partenariales.


Annick Girardin présente la trajectoire 5.0 pour le développement durable dans les Outre-mer

Pensez-vous, d’un point de vue global, que l’on puisse concilier développement économique et protection de l’environnement ?

Aujourd’hui, notre dette écologique est réelle et elle est devenue visible.

Nul désormais ne peut sensément prétendre que nous pouvons être rentables à long terme en étant « sales », ni que notre développement économique puisse être durable sans protéger l’environnement.

Comment agir une fois que les effets de cette croissance insoutenable se sont fait sentir ?

C’est le grand débat que nous avons avec une partie de la gauche qui fait sienne l’option de la décroissance. Cette option de la décroissance est un chemin de crises et un choix hors-sol, en fonction d’une mesure qui me semble aujourd’hui en partie dépassée : l’indice de croissance.

Souhaitons-nous vraiment mettre en œuvre une politique de décroissance ? Par des mesures d’austérité ? En forçant la société à s’astreindre à ce que certains individus éclairés s’imposeraient aujourd’hui ?

Cette conciliation entre notre développement et notre utilisation raisonnée des ressources fournies par la Terre n’est donc pas simplement une option, c’est une obligation morale vis-à-vis des plus fragiles et des générations futures.

La vraie question est donc plutôt comment concilier ces deux grandes ambitions ?

Des économistes et des sociologues auront des réponses plus complètes que la mienne, mais, à mon niveau de responsable politique, je vois trois leviers qu’il faut actionner :

  • Premièrement, changer nos modèles.

A quoi sert un indice de croissance qui n’intègre pas la notion de durabilité ou d’utilisation des ressources finies ou renouvelables sur son territoire ?

La prospérité d’un pays ne doit plus être seulement abordée en fonction de l’indice de croissance mais aussi de celui de développement humain et de la soutenabilité à long terme.

Nous n’avons qu’une planète ! 

  • Et cela m’amène au deuxième levier : se donner les moyens d’un État protecteur et ambitieux.

Protecteur parce que le dérèglement climatique et les catastrophes naturelles qui sont liées inquiètent nos concitoyens.

Face à leur ampleur et leur coût, la solidarité nationale doit s’appliquer mais cependant avec une contrepartie : l’État doit pouvoir assurer ses fonctions de contrôle pour que les normes et règles nécessaires à la résilience de nos sociétés soient bien appliquées.

Comment accepter que certains détruisent de la mangrove ou bâtissent sur un littoral propice à l’érosion ou reconstruisent avec les mêmes défauts leurs logements détruits par un ouragan ?

Ambitieux ensuite parce que les investissements nécessaires ne pourront pas provenir seulement du privé et l’action de l’État est nécessaire pour créer un effet levier : c’est le fonds exceptionnel 5.0 que j’évoquais précédemment. 

  • Troisièmement, adapter nos comportements.

La résilience de nos sociétés passe par l’adaptation, l’enseignement, la recherche et l’innovation.

Moins consommer, limiter ses déplacements, utiliser des ressources locales : ce ne sont pas des gestes naturels après des décennies de consommation de masse.

Soit nous devrons les acquérir brutalement en temps de crise.

Soit nous investissons dès à présent pour changer graduellement et rationnellement nos comportements.

Par exemple : l’information de plus en plus vulgarisée en termes de nutrition et diététique permet aujourd’hui de commencer à changer nos comportements alimentaires et donc notre agriculture et notre rapport à l’environnement.

Cela nécessite des investissements massifs dans la science et l’enseignement.

“La trajectoire sera laborieuse mais aujourd’hui, nous avons encore le choix. Demain, ce ne sera plus le cas.”