Jamais dans l’histoire politique, le maire n’a été confronté à pareille situation. Le confinement est un contexte de crise dans la crise puisqu’il bouleverse l’habitus politique et tend à distendre le lien présentiel entre l’élu et ses concitoyens.

Ce que l’historien Maurice Agulhon nommait le “corps public de première importance” est directement associé à la figure du maire car elle est la personnalité politique la plus proche des besoins du terrain.

Toutefois, la problématique se pose : comment parvient-on à faire perdurer le lien avec ses concitoyens lorsque la période impose le confinement de tous ? 

La chercheuse et politologue Virginie Anquetin écrivait “un maire d’une ville est un personnage hors norme : il prépare l’avenir, bâtit des logements, attire les activités économiques, crée des emplois. Soucieux des besoins de chaque habitant, jeune ou âgé, actif ou retraité, dans tout quartier, il fait construire des crèches, des écoles, des cantines, des centres sportifs et socioculturels, des maisons de retraite et des services de transports en commun.” Et lorsque nous sommes en confinement, le maire peut-il encore faire tout cela ? 

Entretien avec Ferdy Louisy, maire récemment réélu à Goyave. 

A quoi ressemble votre quotidien depuis le 17 mars ?

Ferdy Louisy : Le maire est toujours présent, mais autrement. Les journées sont toutes aussi remplies, voire plus longues, car nous devons faire face à des problématiques auxquelles nous n’avions jamais été confrontés auparavant.

Il a fallu nous adapter avec un corps administratif en télétravail, avec un secrétariat à distance, avec des équipes terrain qu’il a fallu protéger et des habitants qu’il a fallu accompagner du mieux que nous le pouvions à distance.

Le plus grand enjeu avec ce confinement a été de devoir répondre à des besoins urgents inédits, d’être réactifs, de rester force d’initiatives tout en répondant aux demandes incompressibles du quotidien.

La vie d’un territoire bien que ralentie ne s’arrête pas en confinement. Bien au contraire !

La crise sanitaire ajoute néanmoins une couche de complexité supplémentaire à la résolution des défis quotidiens et mon rôle a été de coordonner l’ensemble de nos efforts pour accompagner le confinement et désormais, le déconfinement de mes concitoyens. 

Qu’est-ce qui a été, selon vous, le plus dur dans cette gestion de crise ? 

Elle est loin d’être finie mais je dirai que dans les premiers temps, le plus difficile à intégrer fut la notion d’incertitude qui planait dans nos esprits. Le fait de ne pas savoir combien de temps allait durer le confinement a augmenté l’anxiété des administrés ainsi que la nôtre.

Contrairement à l’arrivée d’un ouragan qui se prévoit à l’avance et qui bouleverse notre quotidien pendant une semaine, la crise géo-sanitaire du Covid-19 a pris tout le monde de court et obligé une réorganisation des équipes en un temps record.

Je me rappelle m’être très souvent répété qu’il ne fallait pas lever le pied malgré la fatigue morale et physique que nous pouvions ressentir.

En tant qu’élu, vous avez le devoir de rester attentif à tout moment de la journée et même de la nuit. Mais vous n’êtes pas un surhomme non plus. Comme tout le monde, cette crise vous affecte.

Cependant, en tant que maire, vous vous devez d’aller de l’avant et répondre le plus efficacement et le plus justement à toutes les urgences rencontrées. 

Et justement, pour mieux comprendre votre réalité de maire et celle de vos administrés, citez-nous les situations inhabituelles qu’il a fallu coordonner à distance. 

Je ne pourrai pas tout vous restituer car la liste, vous l’imaginez, serait bien trop longue. Néanmoins, plusieurs situations particulièrement compliquées m’ont paru révéler la crise conséquente que nous traversions.

Je veux évidemment parler du manque de matériels, du manque d’équipements, des lacunes organisationnelles, des problèmes d’approvisionnement en eau et d’une précarité grandissante de la part de foyers qui ne sont communément pas identifiés comme les plus fragiles.

Cette crise rebat les cartes et montre les premières formes de vulnérabilité. C’est une crise qui se gère du point de vue de l’humain et chaque cas est particulier.

Toutefois, à la différence des permanences physiques que je tiens à la mairie, il m’est impossible de rencontrer mes administrés qui doivent évidemment rester chez eux. Donc votre téléphone sonne et continue de sonner de 6 heures du matin à 23 heures le soir.

Je crois n’avoir jamais autant passé de temps sur mon mobile. Whatsapp est devenu à la fois le meilleur outil de coordination durant le covid-19, comme le médium le plus nocif dans la propagation de nouvelles fausses qu’il nous fallait démentir avec mes équipes.

Nous nous sommes d’ailleurs efforcés de démêler le vrai du faux durant toute la période, mais vous ne pouvez pas être partout à la fois. Il est aujourd’hui absolument impossible de contrôler la propagation des actualités infondées et c’est ce qui est compliqué à gérer. D’autant plus que la population est dans une situation psychologique particulière, alors toutes les réactions y vont bon train.

Par rapport à votre question, je dirai que la majorité des situations rencontrées ont été inhabituelles, tant dans les cas observés que dans la manière d’y répondre.

Néanmoins, de la petite altercation entre voisins aux problèmes d’eau à gérer ou encore d’encombrants sur la voie publique, nous avons été globalement épargnés.

Seules les personnes les plus fragiles et isolées ont fait l’objet d’un suivi particulier notamment avec la distribution de paniers de légumes et fruits frais pour leur permettre de se nourrir. 

Garder un lien avec l’autre n’a jamais été aussi important que durant cette période. Comment avez-vous réussi à faire perdurer ce lien avec vos concitoyens ? 

A Goyave, nous sommes une commune de 7500 habitants répartis sur 61 kilomètres carrés. En temps normal, vos administrés savent où vous trouver. Dans le cas de la gestion de crise du covid-19, il faut sans cesse renouveler à tous les habitants et de manière quasi-simultanée des informations fiables.

Nous avons beaucoup axé sur la communication digitale. A la fois pour donner des informations comme pour en relever. Les outils numériques ont été essentiels pour faire perdurer le lien. Les réseaux sociaux ont été les canaux les plus utilisés pour partager les nouvelles.

Nonobstant, il faut noter quelques bémols : même si vous communiquez, vous n’êtes pas certain que vous réussirez à toucher tout le monde. De plus, sur ces 7500 habitants, tous ne disposent pas des réseaux sociaux car ils n’y sont pas inscrits ou encore n’ont pas les réflexes de se connecter à internet pour s’informer.

« Nous avons dû imaginer d’autres moyens de communication pour rassurer la population et rendre compte des actions menées par toutes les équipes qui assurent la continuité du service public sur le territoire. »

C’est ainsi que nous avons repris la méthode de la traditionnelle voiture mégaphone qui est passée dans chaque rue de Goyave avec un porte-voix pour émettre les nouvelles.

L’idée était pour nous de rassurer les habitants sur la présence et l’action de la municipalité. Le message que nous souhaitions leur faire passer était, chaque semaine, “vous n’êtes pas seuls.” 

Quels ont été les retours de la population ? 

Les retours des habitants ont été plus que bons ! Comme quoi, ce sont quelquefois les techniques anciennes qui marchent le mieux. Vous délivrez de cette façon des informations claires et précises sur la vie de la commune, à tout le monde et en même temps. C’était pour nous très important.

Pour les réseaux sociaux, c’est autre chose. Même si vous faites de votre mieux, vous recevez très souvent des commentaires négatifs sur vos actions. Pour certains habitants, cela ne va jamais assez vite. Alors il faut faire preuve de pédagogie et expliquer pourquoi, quelquefois, les actions prennent du temps.

« Ce que je retiens est que le réseau social est l’un des meilleurs moyens pour identifier l’état d’esprit des administrés. »

Durant tout le confinement, nous avons noté beaucoup de frustrations, d’exaspération et même d’angoisses. Beaucoup de parents étaient préoccupés par la scolarité de leurs enfants, d’autres par les conditions particulières du télétravail, d’autres par la cohabitation difficile avec leurs proches.

Mais généralement, le problème qui est revenu le plus régulièrement, et à juste titre, était celui de l’eau et ce n’est pas faute d’avoir déjà fait remonter la problématique aux autorités. Ce n’est pas normal de ne pas avoir d’eau, surtout lorsque vous traversez une crise géo-sanitaire où l’on vous demande de vous laver les mains toutes les heures.

Notre problème de distribution de l’eau ne date pas d’hier. Notre syndicat intercommunal est complètement exempt. Depuis 2017, pour faire face à ce fléau d’ampleur, nous avions distribué 300 000 packs d’eau à la population. Vous vous rendez compte, c’est quasiment le nombre d’habitants en Guadeloupe ! Mais même si cette réponse a permis de résoudre les demandes de court terme, ceci n’était pas une solution pérenne.

Depuis 2019, nous avons décidé de distribuer des citernes d’eau pour supporter les coupures d’eau. A ce jour, 280 foyers ont été équipés en citernes d’eau. C’est un bon début mais c’est trop peu. La prochaine étape sera d’en installer dans les habitats collectifs.

Par ailleurs, la question du matériel de soins et des équipements des professionnels s’est aussi posée de nombreuses fois. Dans tous les cas, nous avons su réagir au plus vite.

Pour les masques, nous en avons commandé et le mois de mai servira à la distribution.

Pour le ravitaillement de fruits et légumes, nous avons commencé avec 100 paniers au début de la crise et au vu de la demande, nous sommes vite passés à 500 paniers pour ceux qui en avaient le plus besoin. 

Quels enseignements tirez-vous de cette période de confinement ? 

« On ne doit pas attendre ce qui vient d’en haut car sinon vous subissez la situation et contraignez la population à une attente indéfinie. »

Nous devons davantage anticiper des situations à risques pour nous prémunir de ces mêmes risques.

Je crois que la plus grande erreur serait de vouloir repartir comme si rien ne s’était passé. Où que nous soyons, du plus grand continent à la plus petite île, la crise que nous traversons nous oblige à une remise en question à tous les niveaux.

En premier lieu, notre capacité individuelle à répondre à l’effort collectif. Combien de fois, même dans ma situation de maire, je me suis senti impuissant. Cela ne doit plus arriver. Ce que j’ai pu observer durant ces deux mois de confinement a été beaucoup de vulnérabilité mais aussi des mains tendues et de la solidarité. Nous nous devons de l’encourager.

Les mois qui nous attendent vont être sans précédent eux aussi. Il en va de notre responsabilité d’accompagner notre territoire vers moins de passivité vis-à-vis de l’extérieur.

Contrairement aux autres fois, la Caraïbe n’est pas la seule à être touchée par une catastrophe, c’est toute l’humanité qui combat une pandémie. Les projecteurs ne seront pas mis sur nous et nous ne pouvons pas attendre de l’extérieur de venir à notre rescousse pour la moindre demande.

J’invite donc mes concitoyens à moins de passivité et plus d’initiatives. Vous savez, la crise a également montré à tout le monde l’inventivité que nous pouvions avoir en restant chez nous.

Face à l’urgence, des questions essentielles se sont posées : se protéger, se nourrir, se loger. Aux Antilles, nous avons la chance et les moyens de cultiver près de chez nous pour nous sustenter avec des aliments de base. Ce n’est pas le cas de tous les endroits sur terre. C’est une chance que nous devons saisir.

Si la crise a modifié nos habitudes alimentaires, ne reprenons pas aussi vite de mauvais modes de consommation. Encore une fois, j’invite tous les habitants à se concentrer sur l’essentiel. Nous devons aider les plus fragiles et nous entraider les uns les autres car encore une fois, je le répète, nous ne pourrons pas tout attendre des pouvoirs publics.

Mais si je semble en demander beaucoup aux administrés, sachez que nous aussi nous ferons notre part. Nous nous devons d’être au rendez-vous.

« Bon nombre de pratiques administratives ont été revues et modifiées pendant la crise. Le déconfinement s’opère mais nous ne reprendrons pas des habitudes “normales”. Certaines innovations seront à garder ! »

Je suis d’ores et déjà en train de travailler sur un plan communal de sauvegarde avec la préparation de nourriture et de matériels à stocker en cas de besoin. Nous établissons également une liste des personnes ressources, en quelque sorte une réserve civile qui sera un relais de confiance pour aider à la reconstruction.

Je me suis également servi de la crise pour former toute l’équipe municipale récemment élue. C’est de bon augure pour préparer la suite. 

Un dernier mot pour conclure ? 

Je remercie toutes mes équipes qui ont travaillé avec acharnement pendant ces deux premiers mois.

Je remercie également la police municipale qui était sur le terrain mais également toutes les équipes techniques de maintenance et de propreté qui ont assuré la continuité des services publics, elles aussi, au plus près des habitants.

« Je tiens enfin à remercier tous les administrés pour leur écoute, leur discipline et leur patience tout au long de ces deux mois. »

Ils ont traversé des moments de doute et pour certains des instants de peur. Il y a eu du surmenage, de l’exaspération et beaucoup d’attente.

Je voudrais leur dire qu’il faudra néanmoins continuer à faire preuve de patience car les mois qui viennent vont nous demander de la résilience.

Il faudra rester attentif aux uns et aux autres, faire preuve d’esprit d’initiatives et de solidarité. Je nous sais capable d’être à la hauteur de ces prochaines étapes.


Cet article a été initialement publié dans l’e-magazine EWAG | Nos sociétés s’adaptent. Découvrez le magazine complet et son contenu interactif en cliquant ici.