Ils sont omniprésents et extrêmement addictifs. Mais les réseaux sociaux numériques sont-ils aussi puissants que médias et experts le laissent entendre ?

Le tout premier chapitre, intitulé « Les réseaux : un nouveau concept, une vieille histoire », donne d’emblée un peu de recul.

L’ouvrage en question, est signé par Pierre Mercklé*, maître de conférences en sociologie à l’ENS (école Normale Supérieure) de Lyon, et membre de l’équipe « Dispositions, pouvoirs, cultures et socialisations » (DPCS) du Centre Max-Weber.

Un sociologue pur et dur qui, pour décrire et analyser des faits banals pour le commun des mortels (des gens qui échangent des informations et créent de fait un réseau informel) utilise des termes et concepts relativement complexes.

Son sujet d’étude est néanmoins passionnant, il revient à s’intéresser aux « chorégraphies sociales » que nous créons et entretenons en tout lieu et en toute circonstance, même en l’absence de Wifi ou de 4G. La question qui nous intéresse est la suivante : l’omniprésence des réseaux sociaux numériques est-elle synonyme de toute puissance ?

Whatsapp, Tik Tok, Instagram et autres prennent-ils l’ascendant sur les réseaux informels de la sphère privée (nos amis, nos connaissances de quartier, les personnes que nous côtoyons dans telle activité de loisir, au travail…) voire sur les réseaux traditionnels, organisés pour peser à différents niveaux dans la société (syndicats patronaux et salariés, association de défense de l’environnement etc.) ? Pas sûr. Éléments de réponse.

Internet a sauvé les relations sociales

Le succès planétaire des réseaux sociaux numériques a tendance à faire craindre un appauvrissement des relations sociales « en vrai ». Pourtant, cette transformation de la qualité du réseau social préexistait à l’intervention d’internet dans nos vies.

Le sociologue fait remarquer qu’au début des années 2000, donc juste avant l’irruption d’Internet, « la question des réseaux sociaux se posait d’une façon en fait très paradoxale ». Si les notions de « réseau » et de « capital social » n’avaient jamais été aussi à la mode, on assistait également « à une montée des discours catastrophistes sur le délitement du lien social ».

Cette thèse était celle du politiste américain Robert D. Putnam, auteur du livre « Bowling Alone » (littéralement « jouer au bowling tout seul ») paru en 2000. Sur la base de très nombreuses données sur l’évolution des relations sociales aux États-Unis, il montrait que l’on assistait à « une baisse de la participation politique, civique, religieuse et syndicale », mais aussi à une baisse des relations sociales informelles (sorties, repas de famille etc.).

« A la veille de l’explosion des nouvelles technologie de communication, l’idée d’un déclin du lien social était de fait très largement répandue »

Puis vint Internet qui coupa court au « déclin » et posa les bases d’une « nouvelle sociabilité »

Trop vaste champ des possibles 

Les réseaux sociaux informels ont longtemps été un espace confortable. Ils se forment le plus simplement du monde, entre plusieurs individus, et chacun trouve sa place tout aussi naturellement. Aujourd’hui les réseaux sociaux numériques que nous créons ou que nous intégrons, nécessitent beaucoup de temps, d’attention et de suivi, ils nous débordent.

Qui n’a pas quitté d’un coup plusieurs groupes Whatsapp ou désinstaller Messenger, tenter de reprendre pied en quelque sorte ? S’ils font partie de notre vie on rêve tous régulièrement du mode avion. C’est sans doute dû, en partie, au caractère « infini » des réseaux.

Car par définition, un réseau (un ensemble de relations entre individus) « ne connaît vraisemblablement pas de frontière ni de délimitation tranchée », explique Pierre Mercklé citant les travaux de ses pairs. Ils sont même « potentiellement infinis ». Or, sans outil informatique, cette notion « d’infini » demeurait presque philosophique voire poétique.

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Aujourd’hui les réseaux sociaux numériques permettent d’en faire l’expérience immédiate, en permanence, et c’est vertigineux. La douce sensation d’avoir, sur le papier, le monde à portée de main à travers des correspondances, des voyages, la littérature, des concerts, peut alors devenir une écrasante impression quand tout est là jour et nuit 7j/7.

Comme si la mappemonde de notre enfance qu’on pouvait stopper d’un doigt tournait sans fin. Difficile, en dépit du temps qu’on y passe, de s’établir avec sérénité dans un écosystème dont on ne perçoit pas les fondations et les limites.

Avant et après internet 

Donc, révolution ou pas révolution des réseaux ?

« il ne semble pas du tout certain qu’Internet ait provoqué une révolution dans les réseaux ».

Pierre Merclké

Voilà assurément de quoi briller dans les dîners. Certes, Internet oblige sans doute à « redéfinir ce qu’est une relation, ce qu’est le lien social » poursuivrez-vous, mais il ne faut pas être aveuglé par « l’engouement des usagers – et des chercheurs aussi – pour les réseaux sociaux en ligne… ».

L’homme n’a pas attendu Internet pour devenir un animal social. Les pratiques et les formes de sociabilité sont anciennes, et la sociologie les étudie depuis une cinquantaine d’années.

Sans doute faut-il considérer qu’Internet « est bien une « technologie », qui accompagne plutôt qu’elle ne cause un certain nombre de transformations des relations sociales (affaiblissement des liens, transformation de la notion de groupe, horizontalisation des relations…), explique le sociologue.

« L’autonomie et le fonctionnement en réseau ne sont pas des inventions d’Internet, ce serait plutôt Internet qui serait le produit du fonctionnement en réseau ».

Vos convives en resteront coi. 

* (Sociologie des réseaux sociaux, éditions La Découverte, 2015)