Si les traditions rhumières et cannières ne sont plus à présenter aux Antilles-Guyane, depuis quelques années un mouvement de fonds vient s’insérer dans le marché des boissons alcoolisées made in chez nous : la bière. (Texte Amandine Ascensio)

Les bières chez nous ? Légères, blondes, dites “bière de soif”, ou brunes, maltées et sans alcool. Des goûts homogènes. Industriels. Mais, petit à petit, depuis le début des années 2010, portées par un mouvement arrivé tout droit des pays anglo-saxons, d’autres, venues des micro-brasseries font leur apparition. « Il faut distinguer plusieurs types de productions », indique Frédéric Farrugia, fondateur de la brasserie indépendante la Jeune Gueule, à Matoury, en Guyane. « Car, on peut être une brasserie artisanale, mais dépendre de capitaux. Ou bien miser sur la grande production et être indépendant. »

Les brasseries indépendantes se caractérisent pourtant souvent par une production relativement limitée (quelques milliers d’hectolitres, contre les millions des brasseries industrielles) et des produits créatifs, aux goûts particuliers, parfois liés à des périodes clés. Comme les bières produites à Noël, souvent très épicées, et celles de carnaval. « La nôtre est à base de gingembre et de bois bandé », raconte Aymeric Vasson, qui, avec son frère Frédéric, ont lancé en 2019 la BAM pour Bière artisanale de Martinique, après deux années de réflexion et de formation.

La BAM, bière artisanale de Martinique

Surfer sur la vague de la tendance des bières artisanales

« Dans le monde de la bière artisanale, il y a plusieurs vagues », rappelle Frédéric Farrugia, le Guyanais. « Les pionniers, ceux qui ont commencé avant 2010. » Comme la Gwada, première bière à avoir émergé sur le marché antillo-guyanais avant de renoncer au projet, suite, dit-on, aux grandes grèves de 2009, qui ont émaillé la Guadeloupe. Depuis, l’entreprise et le projet ont été rachetés. « La seconde vague, ce sont souvent des personnes qui aiment la bière, qui ont brassé en amateur dans leur garage, par exemple », poursuit-il. Ce sont souvent, aussi, des personnes en reconversion, amoureux des boissons houblonnées, souvent pétris de souvenirs de voyages dans des pays où la bière se brasse à petite échelle mais à tous les coins de rue. « Quand je me suis posée la question de ma reconversion, produire de la bière m’attirait », raconte Aline Arsenault, qui brasse, à Deshaies, en Guadeloupe, sa Karett, une des bières les plus confidentielles de l’île, mais très prisée des amateurs. Même récit à la BAM où l’on revendique avoir créé le projet « lors d’un apéro », de ces moments où l’on refait le monde.

Et enfin, une troisième vague de brasseurs fait son apparition, toujours portés par l’amour du produit, mais qui surfent sur la vague de la tendance et du marché ouvert par les autres, venant encore enrichir l’offre locale, qui permettent aux consommateurs de découvrir de larges variétés de bières.

Du locavorisme brassicole

« Nos bières sont filtrées », souligne Olivier Pennors, fondateur avec Gilles de Guillebon des Bières de la Lézarde, première brasserie artisanale et indépendante à avoir installé ses cuves dans un grand et poétique jardin tropical en Guadeloupe dès 2015. Filtrées, c’est-à-dire départies des résidus de levures qui donnent parfois une couleur trouble et une texture soyeuse au liquide mousseux. « Nous avons voulu nous adapter au goût du marché », explique-t-il. Un marché qui reste à éduquer à la consommation de ces bières dont la blondeur n’est plus la principale caractéristique. Il faut « évangéliser », expliquent-ils tous. Apprendre à déguster les blondes d’abord, souvent un peu plus fortes que leur cousines industrielles, mais aussi les rousses, les ambrées, les blanches, les aromatisées, plutôt fruitées ou sucrées, ou les très houblonnées, plutôt amères, etc…

Cuve de la bière artisanale Lekouz (Guadeloupe)

Des bières engagées pour le local ?

Pour accrocher le consommateur, il faut aussi taper dans la tendance locavore, très portée par les jeunes générations, mais aussi par la philosophie des producteurs de bières artisanales qui s’ancrent dans leur territoire. « Nous avons tenté la bière à l’ananas, avec l’IUT de Saint-Claude (Guadeloupe) », indique Olivier Pennors, qui, comme les autres brasseurs font des essais de bière à base de produits locaux, sur les recommandations de leurs clients ou des clubs de brasseurs de leurs territoires. « Pour ma part, je ne fais pas de vente en bouteille », assume Guylène Constable qui a monté la dernière-née de nos micro-brasseries tropicales à Mana, dans l’Ouest Guyanais. « Nous avons un vrai problème d’acheminement des bouteilles jusqu’ici, et de surcroît nous n’avons pas de solution de recyclage », raconte la fondatrice de la brasserie. « Organiser tout ça représentait des coûts trop importants. » Tout comme produire du houblon local. Car le houblon est une cannabinacée qui pourrait peut-être pousser sous nos latitudes renforçant l’aspect local des bières, et peut-être aussi, leurs prix.

Un marché encore balbutiant aux Antilles-Guyane

Car c’est aussi cela, la bière locale. Malgré un succès apparent, les équilibres financiers peuvent être parfois difficiles à trouver entre l’attrait exercé par le produit et son tarif, rapidement hors de portée des petits porte-monnaie. « On veut aussi faire de la qualité, s’inscrire dans le “consommer moins, mais consommer mieux” », rappelle Joris Galli, patron de Lekouz, dernière arrivée en Guadeloupe, dont le concept global fait la part belle aux artistes locaux, aux food trucks, aux tournois de palets bretons ou encore aux lectures musicales d’écrivains locaux, qui attirent une clientèle large. 

Malgré une croissance de 20 % de la consommation de bière au plan national, le marché reste encore confidentiel. Le syndicat des brasseurs indépendants relevait en 2020, que les brasseries artisanales avaient avalé 8 à 10 % de parts du marché brassicole français. « Dans nos territoires, c’est beaucoup moins », relèvent les brasseurs. « La Guyane est le 2ème département français le moins bien loti en nombre de brasseries indépendantes, derrière les Hauts-de-Seine, en Île-de-France (92) », s’amuse Frédéric Farrugia. La petite mousse a donc encore bien de la place à prendre.

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