Guyane, Guadeloupe, Martinique… Nouveau hub de la cosmétique ?
L’émergence de nombreuses entreprises locales capables de valoriser les ingrédients de la cosmétopée vont-elles imposer de nouveaux standards ? Aux Antilles-Guyane, de nombreux acteurs investis et organisés œuvrent pour faire de cette perspective une réalité de marché.
Guyane, Guadeloupe, Martinique… Nouveau hub de la cosmétique ?
L’émergence de nombreuses entreprises locales capables de valoriser les ingrédients de la cosmétopée vont-elles imposer de nouveaux standards ? Aux Antilles-Guyane, de nombreux acteurs investis et organisés œuvrent pour faire de cette perspective une réalité de marché.
Le « made in outremer » va-t-il triompher ?
Il se passe quelque chose dans le monde de la cosmétique. Les « majors » sont toujours là, indétrônables, mais à leurs côtés, une pléiade d’entreprises voient le jour, se taillent une part du gâteau avec plus ou moins de succès et de reconnaissance.
Du côté de chez nous, on peut citer Kelly Massol, Guadeloupéenne, fondatrice des Secrets de Loly qui joue dans la cour des très grands (4 000 points de vente dans 56 pays, 25 millions € de chiffre d’affaires en 2023). Ou bien Mariana Royer et Shirley Billot, Guyanaise et Martiniquaise, dont les entreprises Bio Stratège et Kadalys, sont les porte-drapeaux des ingrédients naturels issus de l’Amazonie pour l’une, de la banane pour l’autre.
Dans leur sillage, on observe aussi une multitude de petites structures qui investissent le champ de la cosmétique avec beaucoup de confiance et d’envie et lancent leur propres formules de soins pour cheveux, savons, crèmes…
Le phénomène est en réalité national et traduit une petite révolution en cours. « Petite » , car Françoise Bettencourt Meyers, héritière du groupe L’Oréal, leader incontesté du marché, demeurera l’an prochain encore la 2e femme la plus riche du monde. Mais « révolution » tout de même car, côté panier du consommateur, les marques se multiplient et se diversifient.
Dans ce contexte, en janvier 2024, la fédération nationale des entreprises de cosmétiques a réalisé une étude sur l’émergence de ces marques indépendantes, baptisées « indie brand ». Ces jeunes pousses qui s’aventurent sur un marché « très codifié », comme en témoignent plusieurs experts, se définissent selon 3 critères principaux : l’agilité, la taille humaine et une forte créativité. À ce jour, elles ne représentent encore qu’une part modeste du marché (« moins de 10 % ») mais on voit leur nombre croître de manière accélérée. Sur un marché national qui compte 7 500 entreprises, « entre 400 et 800 marques de cosmétiques (segment Do It Yourself compris) sont créées chaque année », estime le rapport. Au-delà du nombre de nouvelles entités, c’est leur positionnement qui interpelle, une indie brand, n’est pas qu’une simple marque de cosmétiques, « c’est une offre qui permet de repenser les codes de la beauté », assume l’une des professionnelles interrogées. Dès lors, tout devient possible.
Repenser les codes
C’est précisément le point de départ clair et assumé de nombreuses marques qui ont émergé sur nos marchés ultramarins. Parce que les produits existants, conçus loin de nos géographies, nos types de peaux et de cheveux ne comblaient pas les besoins des consommateurs. Or, la nature a horreur du vide. Les chefs d’entreprise aussi.
Au cours des dernières années, une génération de femmes ont ainsi fondé leur marque, puisant dans les ressources et les savoir-faire locaux, pour créer leurs propres formulations, fidèles à leurs attentes en tant qu’utilisatrices et à leurs ambitions de cheffe d’entreprise.
En parallèle du phénomène, il y a 6 ans, deux chimistes guadeloupéennes, Addie Burton et Naïké Gustave, ont, elles, créé l’association CARISCOS (Caribbean Society of Cosmetic Scientists), avec l’ambition de réunir les experts caribéens en science cosmétique pour établir un écosystème de réflexion et d’accompagnement, pour tous les acteurs émergents et confirmés.
Composée d’une vingtaine de membres, des femmes en majorité (90 %), actives et engagées, l’association a lancé, en novembre 2024, les AGRICOSMETIC DAYS, une campagne de sensibilisation à l’agro-transformation pour l’industrie cosmétique en Guadeloupe. Six mois plus tard, la deuxième édition réunissait près de soixante-dix personnes autour de l’agriculture durable. Car la révolution cosmétique locale aura besoin de la formulation, du packaging, des réseaux sociaux, mais aussi du sourcing de la matière première et de la dimension éthique des exploitations agricoles. « La campagne a pour but que chaque acteur sache sa place dans cette chaîne de valeurs », expose Addie Burton, la présidente de CARISCOS. Un 3e rendez-vous, en septembre, se concentrera sur les responsabilités réglementaires.
Professionnaliser toute la chaîne
À ces événements, accessibles gratuitement et sur inscription, s’ajoute l’édition d’un « Guide des Bonnes Pratiques de l’agro-transformation cosmétique », dont le premier volet a déjà été téléchargé une centaine de fois. Une bible, claire, simple et pédagogique qui veut « donner des clés de lecture du point de vue scientifique, réglementaire et business, pour que les structures émergentes adoptent les codes requis en matière cosmétique », explique Leslie Placide, ingénieure chimiste, fondatrice de Placide Cosmetics et membre de CARISCOS.
« On s’aperçoit que beaucoup de personnes se lancent avec une dimension homemade », poursuit-elle, « où tout démarre souvent dans une cuisine. Cela fait partie de l’aventure entrepreneuriale ici aux Antilles-Guyane, le guide veut pouvoir donner l’information pour faire les choses en conformité et pouvoir positionner, d’entrée de jeu, ses produits sur le marché comme des produits cosmétiques à part entière ».
Dans cette logique de consolider un marché dynamique et autonome aux Antilles-Guyane, CARISCOS s’est également rapprochée de l’institut Pasteur de Guadeloupe pour former les équipes du laboratoire aux tests réglementaires nécessaires aux marques de cosmétiques. Jusqu’alors, « on était obligé de passer par l’extérieur, donc d’envoyer nos échantillons en Amérique du Nord ou en Europe, le but, c’était d’avoir un acteur caribéen qui puisse faire les tests ». C’est désormais chose acquise. Facturés une centaine d’euros, les tests cosméto font partie du catalogue du laboratoire : le test microbiologique va évaluer l’innocuité du produit (0 micro-organisme) et le « challenge test » va en mesurer la qualité de conservation (0 micro-organisme après plusieurs usages). Ce dernier consiste à mettre au contact du produit une certaine quantité de levure, moisissure, bactéries… comme l’utilisateur le fera sans doute avec ses doigts en utilisant le produit, chez lui. « Le conservateur va devoir tuer les bactéries pour que vous l’utilisiez pendant plusieurs semaines ou mois… Un critère obligatoire pour certaines catégories de produits », prévient Leslie Placide. Au premier semestre 2025, 10 clients ont sollicité l’institut Pasteur. Sur l’année 2024, « 110 à 120 échantillons de shampoings, gel douche et huile de massage ont été testés pour le compte de 20 à 25 clients », indique Liliane Savoye, directrice du laboratoire d’hygiène agroalimentaire situé aux Abymes.
Le piège du DIY
Avec l’essor du Do It Yourself et des marque telle Aroma-Zone, il est devenu très accessible de pouvoir réaliser soi-même des bases de produits cosmétiques. La facilité de manipulation donne à certains l’envie de « lancer leur marque ». Ils vont pouvoir ajouter un ingrédient, une huile ou autre, faire tester à des amis ou à la famille et puis les vendre sur des marchés ou foires… Attention, met en garde Leslie Placide, un produit cosmétique qui n‘a pas fait de test de stabilité, de test microbien, ni de test de tolérance cutanée, ce n’est pas un produit autorisé à la vente. « Vous verrez même parfois sur des stands, des produits déphasés (avec 2 phases liquides)… À éviter ! », met en garde la chimiste.
Un défi entrepreneurial local
Repenser les codes de la beauté depuis les Antilles-Guyane passe aussi par repenser les codes en tant qu’entrepreneurs. Il y a 4 ans, Leslie Placide est alors basée à Paris, salariée du 2e plus grand groupe mondial de ventes d’ingrédients (CRODA). S’étonnant que « chez nous, on ne proposait pas beaucoup de vrais produits finis cosmétiques, à forte valeur ajoutée », l’ingénieure chimiste décide de créer en Guadeloupe son propre laboratoire de sous-traitant, où elle formulera et fabriquera des cosmétiques sur-mesure, pour le compte d’hôtels (gel douche, shampooing…), de salons esthétiques (crème de corps, huiles de massage…) ou autres.
Concrètement, « j’avais moins de 30 ans, j’étais une femme, j’avais un projet industriel de cosmétique en Guadeloupe, donc en réalité, toutes les banques m’ont dit non », se rappelle-t-elle. Il a fallu s’entêter et s’entourer. Le réseau Les Premières de Guadeloupe a été un premier soutien, capable de répondre à ses questions et de l’aider à se projeter. Une autre rencontre fut décisive, celle d’une responsable de Bioteam Caraïbe, « une femme géniale » qui, rompue aux importations et démarches et logistique de l’importation de matériel de laboratoire pharmacies et d’hôpitaux, l’aida à concevoir son espace de laboratoire et à faire venir le matériel.
Aujourd’hui, depuis ses 40 m² à Trois-Rivières, Placide Cosmetics fabrique des produits pour une quarantaine de professionnels, avec une ligne directrice : intégrer des plantes tropicales dans toutes les formules développées. Donc, si par exemple, un client souhaite proposer un produit fini avec de l’acide hyaluronique, « je vais lui conseiller un ingrédient tropical, qui a le même effet, et qui sera issu de Guadeloupe ou sinon de la Caraïbe », décrit-elle. « Tel un extrait d’algues des Bahamas aux effets anti-âge reconnus. »
Ils sont plusieurs sous-traitants sur le territoire, chacun avec sa spécificité. Aujourd’hui, l’unité de production de Placide Cosmetics permet de produire 10 kg de produit fini, d’autres pourront faire des plus grosses quantités ou alors de toutes petites, très spécifiques. D’autres encore proposeront de faire des extraits de plantes qui serviront comme ingrédients… « On se connaît tous dans le circuit, l’idée c’est de ne pas se concurrencer », commente la jeune cheffe d’entreprise, « mais surtout de fonctionner ensemble pour pouvoir faire évoluer le secteur ».
Placide Cosmetics s’est ainsi dotée d’équipements sans faire doublon avec ses confrères chimistes. Une approche collective s’imposerait également en matière d’emballage et packaging. Du fait des distances et des frais, les entreprises antillo-guyanaise ne peuvent pas passer commande du jour au lendemain, « tout doit être anticipé et payé en amont pour l’année, mettant parfois les trésoreries à l’épreuve », abonde Mariana Royer. « C’est le nerf de la guerre », pointe Leslie Placide, et un des axes de travail au sein de CARISCOS pour donner un cadre à des commandes groupées de matériel.
Une précieuse cosmétopée
Si les difficultés logistiques jouent clairement en la défaveur des entreprises Antilles-Guyane, les plantes et principes actifs issus de la cosmétopée locale dessinent un potentiel sans égal. Atoumo, aloé vera, açaï, papaye, karité… et des centaines d’autres espèces constituent un trésor à révéler, faire grandir et faire connaître. C’est la base du pari de Mariana Royer, fondatrice de Bio Stratège en Guyane. Phytochimiste, elle a pour spécialité d’extraire et caractériser les principes actifs à partir de ressources végétales locales. Au cours du premier volet de sa vie de scientifique, au Canada, elle a identifié un extrait actif d’intérêt à partir de déchets de coupes de bois, qui est devenu une filière à part entière. Rentrée en Guyane en 2019, elle a voulu faire la même chose à partir des plantes d’Amazonie française. Son nom et celui de son entreprise deviennent vite incontournables, régulièrement primés et salués. Sur le terrain, la réalité était plus abrupte : « les filières agricoles de ces plantes de la cosmétopée guyanaise n’existaient pas, les productions disponibles étaient parcellaires et irrégulières ». Dès lors, l’entreprise qui voulait vendre des extraits de plantes a d’abord dû mettre son nez dans la production, le rendement et la qualité de ces dites plantes. « Pendant 6 ans, 30 espèces ont été étudiées : tous les végétaux qui sont entrés au laboratoire basé à Matoury ont été testés et dosés, étudiés en fonction du terroir et de la saisonnalité », retrace Mariana Royer. Un travail de suivi de qualité permit d’établir des fiches de rendement économique des plantes concernées et d’affiner un cahier des charges pour cadrer la production du labo. Au total, au catalogue de Bio Stratège, on liste « 11 plantes médicinales et 10 références de super-fruits », cite la cheffe d’entreprise. Le tout obtenu avec une cuve de 20 litres, autrement dit un équipement qui permet d’obtenir 20 grammes de principe actif par cycle. C’est peu, « l’étape suivante aurait été de se doter d’une cuve de 250 kg pour laquelle nous avons sollicité un financement FEDER pour 1,7 million d’euros qui a échoué du fait des délais d’instruction du dossier », décrit-elle. Cette somme aurait permis à des acteurs privés et à la BPI d’entrer à leur tour dans la danse, « à hauteur de 2,5 millions ». Faute de levée de fonds concluante, la marque a dû revoir son modèle. « Nous voulions trouver des débouchés commerciaux pour nos principes actifs, nous changeons de tactique et les réservons aujourd’hui pour nos propres produits (en cosmétique, nutrition, herboristerie), sous le nom unique de Dah Yana Care », annonce Mariana Royer.
Cette marque, qui symbolise « la maison », englobe 4 gammes qui composent une approche In and Out complémentaire : où les mêmes principes actifs sont valorisés pour leur effet sur la peau (Out) et sur l’organisme sous la forme de compléments alimentaires et tisanes (In). La chef d’entreprise et ses 9 salariés, qu’elle appelle « les guerriers de lumière », entament cette nouvelle phase avec la même passion qu’au début, celle de faire entrer la cosmétopée amazonienne guyanaise dans les esprits et les formulations du monde entier. « L’objectif est fixé à 70 points de vente d’ici fin 2025, et 1 000 en 2030 ».
Kadalys a fait le chemin inverse. La marque de cosmétiques fondée par Shirley Billot à partir des composés de la banane, a vendu 1 millions de produits en 10 ans et s’apprête aujourd’hui à devenir à son tour fournisseur d’ingrédient BtoB en se dotant d’une usine de chimie verte en Martinique. Pour ce projet, celle qui est également présidente du cluster Cosmetic Valley Martinique a obtenu 4,3 millions d’euros via le programme France 2030 – Ma Première Usine (7e relève) – et parachève une levée de fonds de près de 7,4 millions en crowdfunding. Là aussi une vision et un plan, « faire de la science du bananier un levier d’innovation pour une chimie plus verte et responsable (Sustainable Banana Science) », pour et depuis la Martinique.
À l’instar de la pharmacopée pour le domaine de la santé, la cosmétopée désigne l’inventaire des connaissances, pratiques traditionnelles et ressources naturelles spécifiques d’un territoire, qui sont utilisées pour le développement de produits cosmétiques innovants, durables et éthiques. Elle repose sur la valorisation des ingrédients issus de la biodiversité locale et sur le respect des savoir-faire culturels et traditionnels associés à leur utilisation. Dans le contexte ultramarin, la cosmétopée s’appuie sur une biodiversité exceptionnelle et des savoirs traditionnels, offrant un potentiel unique pour l’agro-transformation cosmétique. (source : Guide des Bonnes Pratiques de l’agro-transformation cosmétique, édité par CARISCOS)
Une mission de territoire
L’ingrédient est donc la clé. « Aussi bien pour ses valeurs scientifiques que pour son potentiel de storytelling », observe Leslie Placide. Il est donc une donnée à manipuler avec beaucoup de sérieux et de connaissance. Le CIRAD l’a bien compris dès 2022, où l’organisation d’un colloque à Cayenne sur les arbres parfumeurs et guérisseurs posa les bases du Réseau cosmétopée ultramarine.
Depuis, le réseau pilote des ateliers de travail à La Réunion, en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane ainsi que dans le Pacifique Sud et à Mayotte. Dans chaque territoire, la même ambition : clarifier le paysage local, partir du réel et des acteurs de terrain pour construire un écosystème calibré, valoriser les ressources locales, repérer les points bloquants, sélectionner les étapes clés, mobiliser les politiques etc. « Ces rencontres permettent de construire des solutions à partir du territoire », souligne Addie Burton. En Guadeloupe, CARISCOS recommandera ainsi de s’appuyer sur une plateforme de mise en relation des agriculteurs et agro transformateurs cosmétique pour centraliser les besoins.
À la Réunion et à Mayotte, une cartographie synthétique pourra présenter les acteurs clés, leurs localisations, leurs domaines d’expertise et amorcer des synergies. En Martinique, ce sont un kit pédagogique de la cosmétopée locale ainsi qu’un jardin pilote qui feront partie des approches développées en septembre 2025, lors de la 2e édition de la journée de la cosmétopée, organisée avec la Collectivité Territoriale de Martinique et le CTEBioM.
La cosmétique ultramarine semble démarrer une phase d’effervescence dans un contexte où les indie brand ne demandent qu’à grandir, les chimistes ultramarins diplômés en Europe ou ailleurs ne demandent qu’à rentrer chez eux, les consommateurs attendent des ingrédients éthiques et des marques engagées. Tout s’aligne ? « Chaque jour est un jour », s’amuse Mariana Royer, prudente et souriante. « Il y a une vraie joie dans notre métier, dans les découvertes que l’on fait, et ce que nous amorçons dans la société. C’est une mission qui est plus grande que nous. »