Nos territoires pourraient-ils être autosuffisants et si oui comment ? C’était le sujet abordé par Nathalie Minatchy, ingénieure agroalimentaire et docteure en sciences agronomiques, ainsi que Harry Archimede, directeur de recherche à l’INRAE, lors d’un live Facebook organisé par le collectif Ansanm Pou Nou Menm.

« Faire de l’alimentation et de l’autonomie alimentaire un levier de développement économique des territoires » : telle est la toute première ambition portée par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, suite aux Assises des Outre-mer organisées par le gouvernement en 2017.

Mais comment y parvenir quand :

  • les surfaces agricoles utiles ne représentent que 33% de la superficie des régions ultramarines, contre 52% sur le territoire national
  • 34% de la surface agricole utile ultramarine est consacrée aux cultures d’exportation
  • 40% de la surface agricole utile martiniquaise, à titre d’exemple, est contaminée par le chlordécone

Ne serait-ce qu’au vu de la surface agricole utile disponible, l’autonomie alimentaire représente donc un véritable défi pour les territoires ultramarins. Et pour que celle-ci devienne réalité, notre capacité à la remise en question, notre faculté d’innovation et notre ambition sont plus que jamais nécessaires.

C’est engagé dans cette démarche que le collectif guadeloupéen Ansanm Pou Nou Menm organisait en avril 2020 un Bokanté Pou Nou Vansé, consacré à la souveraineté alimentaire et à la consommation responsable.

A cette occasion, les invités Nathalie Minatchy et Harry Archimede ont posé les bases nécessaires pour que l’autonomie alimentaire devienne une réalité dans nos territoires. Un échange constructif et inspirant dont nous vous proposons un résumé.

illustration panier de fruits et légumes

Les fondements de la souveraineté alimentaire

En 1996, lors du Sommet mondial de l’alimentation destiné à éradiquer la malnutrition et la faim dans le monde, le Mouvement Paysan International, Via Campesina, créait le concept de souveraineté alimentaire ; en réponse au modèle néolibéral de l’agriculture et aux dérives du système alimentaire mondial.

A contre-courant de la vision moderne du produit agricole comme marchandise d’échange soumise aux spéculations du marché, Via Campesina militait et milite encore aujourd’hui pour que nos sociétés redonnent à l’agriculture son rôle premier, qui est de nourrir la population locale.

« La souveraineté alimentaire est « le droit des peuples et des États à déterminer eux-mêmes leurs politiques alimentaires et agricoles, sans porter atteinte à autrui. »

Loin d’être une formulation politicienne vaine ou une manipulation des distributeurs au service de leurs profits, l’autonomie – ou souveraineté – alimentaire est donc un projet de société, un droit des peuples à participer à l’élaboration de la politique agricole de leur territoire et à favoriser une production locale leur permettant de se nourrir convenablement, en quantité comme en qualité, chaque jour.

Un projet de société, mêlant décideurs, agriculteurs et consommateurs, et nécessitant planification et concertation ainsi que responsabilisation des acteurs, comme le précisait Harry Archimede à l’occasion du Facebook live du collectif Ansanm Pou Nou Menm.

“Plus qu’un ensemble de techniques, une posture philosophique”, nous invitant à réinventer notre rapport à la nature et à nos semblables et à faire résonner souveraineté alimentaire avec consommation responsable.

Une ambition collective de réglementer le marché, d’instaurer un droit à protéger sa production locale, de revaloriser l’agriculture paysanne et familiale, de redonner accès au foncier pour la population et de remettre le paysan au centre du système, selon les principes fondateurs de Via Campesina.

“Une des bases sur lesquelles refonder notre démocratie […] et déterminer le système alimentaire depuis les champs jusqu’à la table, sans nuire aux agricultures des autres”, ajoutait un collectif d’associations dans une tribune publiée dans Libération.

Et si vous vous posiez la question, non, la souveraineté alimentaire ne signifie pas qu’il faille supprimer toute culture d’exportation, mais plutôt qu’il est nécessaire de rééquilibrer le partage de nos terres et d’en allouer bien davantage aux cultures vivrières, afin de pouvoir d’abord nous alimenter grâce à notre production locale. 

Les leviers d’action pour mettre en place la souveraineté alimentaire

Premier levier : L’accès à la terre – Définir le volume foncier nécessaire

Avons-nous suffisamment de terres cultivables pour nourrir toute la population de nos territoires ? Pour le savoir, il s’agit de définir le potentiel de production en fonction des techniques disponibles, afin d’évaluer le nombre d’hectares cultivables, rapporté au nombre d’habitants du territoire.

Selon les données rapportées par Harry Archimede lors de cette conférence en ligne, la France et le Canada qui disposent de 0,3 hectares par habitant, auraient la capacité de nourrir leur population avec leur seule production nationale.

A titre de comparaison, le volume de terres disponibles rapporté au nombre d’habitants en Guadeloupe approche les 0,11 hectares par habitant, ce qui ne suffirait pas à nourrir la population.

En effet, du fait du régime omnivore (poisson et viande) largement répandu en Guadeloupe, 0,2 ha/habitant sont nécessaires pour assurer l’autonomie alimentaire, soit 88 000 hectares. Ce qui s’explique principalement par le volume de terres utilisées pour l’élevage et le pâturage des bêtes, ainsi que pour la production des herbes constituant leur alimentation.

Mais si tous les guadeloupéens adoptaient un régime végétalien, il ne faudrait alors plus que 0,06 ha/habitant soit 26 000 hectares au total ; la souveraineté alimentaire serait alors aisément possible. A savoir qu’actuellement en Guadeloupe, environ 7 000 hectares de terres sont cultivés en banane et 15 000 hectares en canne, uniquement pour l’exportation, sur 50 000 hectares gelés pour l’agriculture, dans le schéma d’aménagement du territoire.

L’agriculteur qui souhaite cultiver certains produits, le consommateur qui s’alimente selon un certain régime alimentaire, le particulier ou le professionnel qui souhaite réaliser son projet immobilier, l’urbaniste qui souhaite construire une route…

Une concertation est nécessaire entre tous les acteurs de la société, afin de réconcilier les différents intérêts et de faire les compromis nécessaires, si l’on souhaite disposer de suffisamment de terres cultivables pour atteindre l’autonomie alimentaire.

Illustration nourriture

Deuxième levier : La consommation – Évaluer les conséquences de ce qu’on met dans notre assiette

Vous l’aurez compris : bien que chaque acteur de la société ait un rôle à jouer pour parvenir à l’autonomie alimentaire à l’échelle du territoire, le rôle du consommateur, à travers ses choix alimentaires, reste particulièrement important.

Consommer de la viande demande ainsi de réquisitionner une surface importante de terres, et pourtant, nous consommons aujourd’hui beaucoup plus de protéines animales que ce dont nous avons besoin.

Il est donc possible de réduire notre consommation en viande sans risque pour la santé, et alors libérer des terres pour la production de davantage de protéines végétales, ainsi que de fruits et légumes.

Ainsi, alors qu’il ne “manque” qu’un faible pourcentage de terres pour atteindre l’autosuffisance alimentaire en termes de fruits dans les DOM — 9% de surface nécessaires à la Réunion, où le besoin est le plus important — près de 23% de terres supplémentaires sont nécessaires en Martinique, afin de produire suffisamment de légumes pour la population locale, alors même que près de 50% de la surface agricole utile martiniquaise est dédiée aux herbes et aux fourrages.

Il suffirait donc de mettre moins de viande dans son assiette pour parvenir à l’autonomie alimentaire ? Comme vous vous en doutez, cela ne peut pas être si simple, pour la seule et bonne raison qu’une grande partie de notre alimentation est composée de produits d’importation.

Il y a une certaine dissonance à souhaiter l’autosuffisance tout en conservant nos habitudes alimentaires reposant en grande partie sur des produits importés.

Car si les agriculteurs produisent suffisamment pour nourrir toute la population, il faut que ces produits puissent être écoulés donc consommés ou au moins conservés. A travers ce qu’ils mettent dans leurs assiettes, les consommateurs jouent donc un rôle important dans la mise en place de la souveraineté alimentaire ; ce qu’Harry Archimede résumait en disant : “on ne peut pas artificialiser le milieu pour avoir une assiette correspondant à ses envies, ni continuer à importer 90% de notre nourriture pour se satisfaire.”

Force est donc de constater qu’il faudra s’habituer à remplacer certains aliments ou préparations, adapter au maximum notre consommation à ce que nous pouvons produire chez nous, en somme.

“Différencier ce qui est local (qui est produit sur nos territoires) de ce qui est traditionnel (telle la morue très consommée mais importée)”, précisait Neeya, membre de Ansanm Pou Nou Menm.

  • Redécouvrir le potentiel de ce qui pousse chez nous, de certaines parties de nos végétaux que nous n’avions pas l’habitude de consommer, par exemple.
  • Accepter que l’on ne peut pas avoir tous les produits disponibles toute l’année, encore moins en agroécologie, et adapter notre alimentation à la saisonnalité de nos cultures ; ce qui permettrait, par ailleurs, de réduire les coûts en intrants et en eau nécessaires pour faire pousser hors-saison, et donc le prix final pour le consommateur.
  • Planifier nos productions en fonction de nos besoins et de la saisonnalité plutôt que de se laisser guider par les besoins du marché extérieur.
  • Ou encore, penser à la conservation et à la transformation des surplus de fruits et légumes afin de pouvoir en profiter toute l’année.

Troisième levier : L’agroécologie – Optimiser la productivité, diminuer la pollution

Choisir l’autosuffisance alimentaire suppose également de faire le choix de préserver ses sols tout en étant productif, pour être capable de produire et de fournir la population en produits sains sur le long terme, pour que les générations futures puissent, elles aussi, se nourrir et que la souveraineté alimentaire puisse perdurer.

Basée en partie sur le principe d’association des espèces et l’absence d’intrants nocifs, l’agroécologie protège les sols et améliore la productivité par unité de surface, augmentant ainsi ce que l’on peut produire sur une surface donnée sans avoir besoin de terres supplémentaires.

Mais avant d’être une technologie, l’agroécologie est surtout une posture, nous rappelaient les intervenants de ce live Facebook. Une posture consistant, par exemple, à récupérer les feuilles des plantations pour l’alimentation du bétail, réduisant ainsi la surface nécessaire pour produire du fourrage.

Ou encore à cultiver en sous-bois, dans le respect de la forêt et sans destruction de son milieu, bien entendu. Une autre stratégie permettant de produire sans augmenter les surfaces serait de vulgariser l’aquaponie, qui résout par ailleurs la problématique de pollution de l’eau par le chlordécone.

L’agroécologie nécessitant cependant une veille permanente de la production par l’Homme, pilier de la permaculture, Harry Archimede aura bien fait de suggérer que cette technique de production serait sans doute plus adaptée aux petites surfaces, sur des petites unités de production gérées par l’agriculteur.

De là, il n’y a qu’un pas pour imaginer produire dans nos jardins ou sur les espaces communaux en friche et rapprocher ainsi l’alimentation des citoyens, dans une logique vertueuse de circuit court…

Sommes-nous prêts ?

Citoyens, commerçants, agriculteurs, transformateurs : nous sommes ainsi tous acteurs de notre souveraineté alimentaire. Pour y parvenir, une politique doit nécessairement être définie, collectivement, à l’échelle du pays :

  1. Modifier nos habitudes alimentaires
  2. Adopter des pratiques agricoles à la fois productives et respectueuses de nos ressources naturelles et de notre santé
  3. Planifier les productions en fonction de la saisonnalité et des commandes des consommateurs afin d’éviter la surproduction et le gaspillage
  4. Faire preuve d’inventivité dans la transformation de nos denrées
  5. Faciliter l’accès aux produits locaux
  6. Redéfinir l’objectif des aides financières, cautionnant encore trop souvent l’usage de pesticides et encourageant la production d’exportation

En serons-nous capables ? L’enthousiasme était en tout cas de mise dans ce Bokanté pou nou vansé, plus que jamais d’actualité.

« J’ai confiance en l’Homme, dans le génie guadeloupéen, en notre jeunesse qui se forme, qui n’est plus obnubilée par la fonction publique et se rend compte que l’on peut s’épanouir dans la démarche individuelle. »

Harry Archimede

Cet article a été initialement publié dans l’e-magazine EWAG | Nos sociétés s’adaptent. Découvrez le magazine complet et son contenu interactif en cliquant ici.