Collectivité Territoriale de Martinique. Dix mois après sa prise de fonction, le président du Conseil Exécutif nous révèle son plan pour transformer le territoire et nos perspectives. Rencontre. – Texte Mathieu Rached

Mobilisation contre l’obligation vaccinale, crise sanitaire qui persiste, augmentation des coûts des matières premières, incertitude de l’élection présidentielle… le contexte laisse planer un soupçon d’incertitude. Lorsque nous le rencontrons dans son bureau à la CTM, Serge Letchimy ne se dit pas inquiet, il apparait au contraire très lucide et concentré sur la mission et le cap qu’il fixe pour la Martinique, dès cette année. 

La société martiniquaise est secouée régulièrement par certaines fractures et certaines blessures, le vivre ensemble s’est-il abîmé à la faveur de la crise sanitaire ? 

Il est impossible de le nier, il existe un vent d’incompréhension et de contestation, dont une partie est légitime. L’épisode de l’obligation vaccinale des soignants a été un événement de plus. Sur cette question, j’ai adressé un courrier au premier Ministre en décembre où je lui demandais d’annuler l’application de la suspension des salaires et des droits sociaux pour les personnels soumis à l’obligation vaccinale à compter du 31 décembre. Car cette décision ne ferait que renforcer des inégalités en privant de fait des familles de leur revenu principal. Je tiens à en parler librement, tout le monde sait que je suis favorable à la vaccination, j’ai reçu ma troisième dose, mais je suis opposé à l’obligation vaccinale. Une nouvelle voie doit être trouvée pour dépasser les blocages de part et d’autre. La mise à disposition d’un vaccin traditionnel, tel que cela devrait être bientôt le cas, en est une.

« La France n’a pas encore été en mesure de reconnaître les besoins d’émancipation, de reconnaissance, d’identités plurielles, et plus profondément le besoin vital du droit à la différence. »

En dehors de la question vaccinale qui assiège les discussions et le débat public, quelle observation faites-vous du vivre ensemble au sein de notre société ? Cette valeur est-elle plus compromise qu’il y a 10 ou 20 ans ? 

Il y a une accumulation de tensions de toute évidence. Et les sujets qui secouent la société sont des sujets sérieux et graves, la chlordécone, la vie chère, l’eau, l’héritage culturel… Ne nous y trompons pas, loin d’être des colères éparses, il existe une conjonction d’événements qui créent un malaise sociétal, économique et social, culturel, très profond au sein des sociétés ultramarines comme en Martinique.

À ce jour, campée sur un certain conservatisme, la France n’a pas encore été en mesure de reconnaître les besoins d’émancipation, de reconnaissance, d’identités plurielles, et plus profondément le besoin vital du droit à la différence. C’est un besoin consubstantiel à l’évolution d’une société. On ne peut faire l’impasse sur cette évolution de considération à l’égard des territoires d’outre-mer. C’est ce en quoi les secousses de la société nous alerte.

L’actuelle configuration de la Collectivité ne nous donne-t-elle pas la capacité d’agir par nous-même ?

Pas suffisamment, justement. Les compétences ont été bien déléguées à la Collectivité mais pas les pouvoirs pour réaliser ce qui est nécessaire. Le fonctionnement actuel, conditionné notamment par une bureaucratie excessive de l’administration nationale, déstabilise les réalités locales et entrave la dynamique que les hommes et les femmes du pays attendent et à laquelle ils sont prêts à participer. 

Ça peut changer ? 

Ça doit changer. Le candidat qui sera élu à la présidence de la République peut donner cette impulsion urgente, ouvrir le champ d’émancipation et d’initiative. À l’échelle locale, le Conseil Exécutif est déjà mobilisé pour tracer la voie d’une société apaisée, vertueuse et entrepreneuse.

« Il s’agit d’instituer des pôles de références en lien avec nos atouts, notre patrimoine et de structurer nos nouveaux marchés : biodiversité, agriculture ou encore médecine nucléaire. »

De quelle manière ? Comment la Martinique peut-elle être transformée ? 

On le fait en remodelant concrètement notre environnement de développement. Il s’agit d’instituer des pôles de références en lien avec nos atouts, notre patrimoine et de structurer nos nouveaux marchés : biodiversité, agriculture ou encore médecine nucléaire avec l’Institut Caribéen d’Imagerie Nucléaire (ICIN) créé au CHUM.

L’accord financier et administratif entre l’ARS, le CHUM et la CTM permet de nous doter d’un complexe de santé publique d’envergure mondiale pour la prise en charge des patients en cancérologie, cardiologie et neurologie. Cet outil nous place d’office dans le top 3 américain et dans le top 10 mondial. Avec quels effets ? Cela crée les conditions pour des prestations médicales et des parcours d’études de haut niveau, pour attirer des chercheurs internationaux et développer des travaux de recherche clinique, pour créer de nouvelles filières économiques en lien avec le tourisme médical.

Quelles autres filières structurelles peuvent devenir clés pour la Martinique ? 

J’insiste sur celle de la biodiversité. Je veux installer un laboratoire de la biodiversité sur le territoire, un lieu qui sera dédié à la connaissance, à la recherche et à la production de médicaments et de cosmétiques. 80 % de la biodiversité française se trouve en Outre-mer, devenir autonome, sur place, pour étudier et développer le secteur me semble une évidence et une étape capitale. Les ressources biologiques locales doivent pouvoir être domiciliées ici.

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En instituant de nouveaux pôles de références, c’est l’image même de la Martinique qui sera redessinée ? 

On ne peut pas perpétuellement résumer la Martinique à la culture de la banane et de la canne. D’autres secteurs peuvent émerger qui attireront les forces vives et concentreront les efforts d’innovation, de création d’emplois, de richesse, de fierté. Je m’engage à reconfigurer le territoire et sa relation au monde, à donner le cadre pour faire de la Martinique une terre d’initiative, d’émancipation, d’expérimentation. 

« Je m’engage à reconfigurer le territoire et sa relation au monde, à donner le cadre pour faire de la Martinique une terre d’initiative, d’émancipation, d’expérimentation. »

Pour cela, la nature et le fléchage des investissements devront nécessairement évoluer… 

Aujourd’hui, sur 10 ans, 700 à 800 millions d’euros sont attribués aux projets d’entreprises en Martinique à travers les fonds européens. Ils le sont malheureusement sans aucune conditionnalité en terme d’engagement de développement durable, de nombre d’emplois générés, de contrats d’alternance et d’apprentissage signés. Telles quelles, ces modalités ne sont ni satisfaisantes ni à la hauteur des besoins de la population. Dès le mois de mars, nous souhaitons introduire une liste de conditions d’attribution, pour donner aux fonds européens une plus grande efficacité de terrain.

Le tissu entrepreneurial est-il aussi au rendez-vous ? 

Tout est là : les compétences, la vision, l’envie, il faut matérialiser cette dynamique. La CTM va s’y employer en créant également une labellisation. Ce « label CTM » permettra d’accompagner de manière exceptionnelle les projets qui répondent à une dizaine de critères. Vous serez « sur-financé » si votre projet participe à une modification de la structure économique du pays, si vous revenez pour vous installer, si vous choisissez de rester dans le pays, etc. Les grandes pistes sont connues, nous voulons trouver tous les moyens de les encourager.

En vous écoutant, on comprend avec une certaine urgence que « L’heure de nous-mêmes a sonné »   

(sourire) Vous citez Césaire, et c’est juste : la transformation doit se faire maintenant ou jamais. C’est une conviction et une évidence en tant qu’homme politique, en tant que citoyen, en tant que Martiniquais né dans une case nègre au Gros-Morne il y a 68 ans. Nous sommes à un point de bascule dans notre histoire, mon travail pour les 6 ans à venir est de donner un statut écologique, technologique et scientifique au pays pour asseoir des techniques de production et une nouvelle forme de développement économique. Notre équipe, les 26 élus, sommes déterminés à faire voter ce qu’il faudra faire voter. 

« Mon travail pour les 6 ans à venir est de donner un statut écologique, technologique et scientifique au pays pour asseoir des techniques de production et une nouvelle forme de développement économique. »

Des dachines du Gros Morne dans les cantines d’Ile-de-France ? 

L’agriculture sera un enjeu clé de la mandature. Serge Lecthimy interpelle sur la pérennité du développement des monocultures et sur leur rôle dans l’économie locale. Pourrait-on encourager l’essor d’autres modèles de culture et de croissance ? Le président du Conseil Exécutif souhaite donner les mêmes moyens de diversification alimentaire qu’on donne à la banane et au rhum. « Ces cultures captent aujourd’hui 73 % des fonds d’aides européennes pour l’agriculture d’Outre-mer (POSEI), on doit passer à 50/50 pour impulser des modèles agricoles neufs. »

L’enjeu : valoriser des produits agricoles « qui alimenteront le marché local mais aussi l’export pour pouvoir garantir des prix bas ». Dans cette dynamique, la convention signée en décembre 2021 avec la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, prévoit de faciliter l’accès au marché francilien, en ouvrant notamment les cantines scolaires aux fruits, légumes et produits transformés issus de circuits courts martiniquais.

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