Organisation. Axelle Dorville a enquêté sur les modèles collaboratifs et leur capacité à dessiner les solutions aux grands défis environnementaux mais aussi technologiques, énergétiques…  Dans une société où l’individualisme prospère, l’intelligence collective n’a pas dit son dernier mot !

Le 5 novembre 2021, se tenait pour la première fois en Martinique, la sixième édition du Ocean Hackathon, un événement mondial d’élaboration de solutions aux défis du monde marin. Exactement 48h plus tard, le 7 novembre en fin de journée, avait déjà lieu le pitch des projets des différentes équipes participantes, devant un jury d’experts pluridisciplinaires.

A partir des problématiques d’échouage de sargasses, de mouillages sauvages, d’absence de valorisation de l’aqua tourisme et de manque d’accessibilité de la mer aux personnes en situation de handicap, ont ainsi pu émerger, le temps d’un court week-end, des projets concrets et réalistes pour la protection et la valorisation du milieu marin.

Ou comment l’intense cogitation, la coopération sans filtre, la mise en commun de compétences variées et, il faut le dire, le peu de sommeil, ont collaborativement donné corps à des solutions porteuses de sens pour le territoire. Cette pratique a un nom, il s’agit de l’intelligence collective. 

Les hackathon vont-ils changer le monde ? 

S’il y a une chose que j’ai retenu de cette expérience de hackathon, c’est que collectivement, on peut faire beaucoup, en un laps de temps assez contraint. C’était d’ailleurs l’objectif assumé de Lakou Digital, structure organisatrice du premier Ocean Hackathon martiniquais.

« Nous avons souhaité devenir une des villes participantes car le principe d’un hackathon correspondait complètement à ce que nous défendons, à savoir la rencontre de profils variés dans une démarche d’intelligence collective, afin de contribuer à la création de business viables et scalables, pertinents à l’échelle de notre économie et de la Caraïbe », explique Régine Michalon, responsable communication du Ocean Hackathon de Fort-de-France. L’idée sous-jacente, poursuit-elle, « mettre à contribution toutes les parties prenantes d’un projet et pas uniquement une tête pensante, afin de trouver ensemble des solutions ».

Hackathon, n.m. :
Combinaison des mots “hack” et “marathon”, désigne un sprint pendant lequel des équipes élaborent des solutions intelligentes à des problématiques identifiées.

Cette notion d’intelligence collective, Manfred Mack, spécialiste de la création de valeur globale et membre fondateur de SOL-France (Society for Organisational Learning) la définit comme « une capacité qui, par la combinaison et la mise en interactions de connaissances, idées, questionnements, opinions, doutes… de plusieurs personnes, génère de la valeur supérieure à ce qui serait obtenu par la simple addition des contributions de chaque individu ». 

N’en déplaise à l’humoriste Pierre Desproges pour qui, le souvenir de ses expériences “de groupe” en club de foot à 7 ans ou au service militaire lui faisait dire que “l’intelligence ne s’additionne pas mais se divise”, l’intelligence collective bien employée aurait ainsi la capacité de démultiplier les solutions, à la fois créatives et innovantes, face à des problématiques complexes.

Le groupe permettrait par la discussion, la considération d’opinions variées et l’argumentation, de contourner notre biais de confirmation naturel, et d’aboutir à une solution plus juste. 

À bien y regarder, de nombreux systèmes du monde animal fonctionnent et perdurent grâce à une démarche d’ingénierie collective. C’est le cas des colonies de fourmis, qui s’unissent pour monter une fourmilière, ou pour, plus prosaïquement, embarquer quelques miettes tombées par terre.

Confronté à une situation complexe, le collectif aurait donc davantage de pouvoir d’innovation et de résolution que l’individuel, et serait même porteur de meilleurs raisonnements et de meilleures solutions. C’est ce que rapporte l’expérience de Sir Galton Francis en 1906, selon laquelle, lorsqu’un groupe de personnes devait deviner le poids d’un bestiau, la moyenne de leurs suppositions se rapprochait davantage de la réalité que leurs réponses prises séparément.

Ce phénomène, c’est la sagesse des foules, telle que postulée par James Surowiecki, journaliste économique pour le magazine New Yorker et auteur du best seller La sagesse des foules (Ed. Lattès, 2008). Le groupe permettrait par la discussion, la considération d’opinions variées et l’argumentation, de contourner notre biais de confirmation naturel, et d’aboutir à une solution plus juste. 

Exercice de logique
Hugo Mercier, chargé de recherche au CNRS en matière d’Évolution & Cognition sociale, a démontré qu’un groupe résout plus justement un problème de logique que les individus pris à part.

Saurez-vous résoudre le problème suivant : “Paul regarde Linda. Linda regarde Jean. Paul est marié, Jean n’est pas marié. On ne sait pas si Linda est mariée ou non. Est-ce qu’une personne mariée regarde une personne qui ne l’est pas ? Réponses possibles: Oui. Non. On ne peut pas savoir.”

Pris individuellement, seuls 10% des interrogés parviennent à la bonne réponse…  (Bonne réponse : Oui ! ) 

Créer des équipes aussi variées que possible, c’est une des volontés assumées de l’ITSB (pour I’m The Startup Boss), premier startup weekend immersif de la Caraïbe, conçu par l’association MartiniqueTech et dédié aux étudiants du monde entier. De jeunes Martiniquais et étudiants des quatre coins du monde qui ne se connaissent pas, se rencontrent ainsi le temps d’un weekend de 56h non-stop, et créent des groupes par affinités de projet plutôt que par affinités interpersonnelles, afin de mutualiser leurs compétences pour proposer un projet de startup réaliste et réalisable, répondant à un besoin identifié sur le territoire.

« C’est ce travail en équipe où ils sont contraints de collaborer qui fait émerger l’intelligence collective. La réflexion avec des étudiants étrangers permet d’analyser avec davantage d’objectivité les problématiques proprement martiniquaises et plus largement insulaires, et de les confronter à des cultures, compétences et façons de voir différentes, dévoilant alors une vue à 360 degrés de la situation » nous explique Aurélie Rosemond, chargée de communication de MartiniqueTech.

« Faire preuve d’intelligence collective, c’est agir en pensant à l’intérêt collectif, dans une volonté de faire ensemble, intelligemment. »

Au-delà d’événements dédiés à l’innovation, certaines structures mettent l’intelligence collective au centre de leur action. C’est le cas de Karib Horizon, Réseau Régional Multi-Acteurs (RRMA) basé en Guadeloupe, dont la vocation est précisément de recenser, mettre en relation et accompagner les acteurs de la coopération et de la solidarité internationales dans la Caraïbe.

En offrant des espaces d’échanges physiques ou virtuels aux porteurs de projets de développement ou de solidarité dans la Caraïbe, Karib Horizon mobilise les énergies, favorise les synergies et s’emploie à contribuer à la concrétisation, en local, de l’intelligence collective. À l’instar du Réseau d’Urbanisme Durable (co-porté par le CAUE et l’ADEME de Guadeloupe), de Karayib Klima, un projet de UNITE Caribbean destiné à renforcer la coopération entre 7 territoires caribéens créolophones dans la lutte pour la résilience climatique, ou encore de CambioNet, piloté par l’INRAE Antilles-Guyane et dédié à la sécurité alimentaire dans la Caraïbe et en Amazonie. Autant d’illustrations de systèmes d’agrégation des forces individuelles pour la résolution de défis d’intérêt collectif. 

Quelques exemples de démarches basées sur l’intelligence collective :

• Les logiciels Open Source ou logiciels libres utilisables et modifiables par tous.
• Les wiki dont l’exemple le plus parlant est Wikipédia, “l’encyclopédie libre que chacun peut améliorer”.
• Les forums, qui permettent par l’expérimentation et les données de chacun de trouver une solution à un problème technique par exemple.
• Les SCIC, Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif, dont la collaboration avec les différentes parties prenantes est une condition sine qua non de leur existence.
• Les tiers-lieux et Fablabs, espaces dédiés au travail collaboratif, la mise en réseau et la création de synergies pour faire émerger des solutions alternatives ancrées dans le territoire.
• Les incubateurs et pépinières d’entreprises.
• Les entreprises où la collaboration et la cohésion d’équipe sont favorisées.

Jouer collectif, une évidence ? 

Si l’on en croit Frank Escoubès, co-fondateur de bluenove, société de technologie et de conseil spécialisée en intelligence collective massive, celle-ci ferait partie intégrante du fonctionnement de nos sociétés. Plus qu’une démarche stratégique, l’intelligence collective s’observerait, le temps d’un arrêt sur image, à travers les « micro-conversations, les micro-décisions et micro-actions collectives » se déroulant à chaque instant dans la société.

L’intelligence collective serait donc notre réalité, notre capacité à naturellement interagir au quotidien et créer une image mouvante de nos sociétés, au fur et à mesure de nos actions. Plus qu’une action de stimulation intellectuelle figée, organisée à l’occasion d’un événement, l’intelligence collective serait un phénomène perpétuel, efficace, mais ralenti par la paresse sociale, les calculs politiques ou le conformisme. 

Paresse sociale
Principe selon lequel plus on est, moins on en fait à titre individuel. 

Pour Corinne Concy, fondatrice de l’incubateur et fabrique à initiatives locales Kaléidoscope, jouer collectif est un pré-requis absolu pour parvenir à changer de paradigme social, économique et environnemental, afin de pouvoir relever les défis qui se présentent à nous. Quand on porte un projet d’entreprise notamment, il s’agit de considérer son impact sur toutes les composantes de la société ; en faisant le choix délibéré de créer de l’emploi localement, plutôt que d’importer des matières premières et d’exporter des matériaux destinés au recyclage par exemple, et d’adopter une démarche d’éducation populaire et de transmission de ses compétences et de son expertise. C’est notamment le sens de l’action de l’association L’Asso-mer, accompagnée par Kaléidoscope, qui se consacre entre autres à la production et à la vulgarisation d’études sur le milieu marin, convaincue que l’intelligence collective consiste à rendre accessible l’intelligence et à la partager au plus grand nombre, pour avancer.

Jouer collectif est un pré-requis absolu pour parvenir à changer de paradigme social, économique et environnemental, afin de pouvoir relever les défis qui se présentent à nous.

« Faire preuve d’intelligence collective, c’est d’abord à mon sens, agir en pensant à l’intérêt collectif, dans une volonté de faire ensemble, intelligemment » analyse ainsi la créatrice de Kaléidoscope. Pour cela, différents outils sont mobilisables. On peut citer les communautés apprenantes, permettant la mutualisation d’idées et l’entraide entre entrepreneurs, dans une logique partenariale. Cela peut également prendre la forme de Living Labs, tel qu’envisagé par MartiniqueTech, afin d’associer institutionnels et usagers dans l’élaboration de solutions bénéficiant à tous. Une solution inclusive permettant de lutter contre l’inaction des centres décisionnels post-consultations citoyennes, telles que la convention citoyenne du climat, dont la plupart des propositions ont été modifiées avant d’être intégrées au projet de loi Climat… A l’occasion de la COP 26 se sont d’ailleurs tenus de multiples hackathons mobilisant la puissance créative de citoyens, d’institutions et d’entreprises, comme un pied de nez à la dite conférence de dirigeants, prenant entre eux des décisions concernant l’ensemble de la population.

Living Lab, laboratoire vivant
Espace d’échange, de recherche, d’innovation et d’expérimentation collaborative réunissant toutes les parties prenantes d’un projet (usagers, habitants, citoyens, institutions, entreprises…) 

« Il y a tout à gagner à partager de façon transversale, car l’intérêt du collectif est précisément d’augmenter la résilience. C’est dans la relation à l’autre que l’on grandit » analyse Corinne Concy. L’inclusion de profils variés, la création d’un climat de confiance et le lâcher-prise quant à ses certitudes et ses idées, sont dès lors de mise afin de pouvoir travailler ensemble, en bonne intelligence.

Car jouer collectif ne va pas de soi, un certain nombre de prérequis et d’outils sont nécessaires afin de tirer le meilleur parti du faire ensemble. Dans un premier temps, au-delà de toutes postures, il faut pouvoir donner la capacité réelle de travailler collectivement, trouver un moteur de collaboration et susciter l’envie de partager ses compétences, prévient Emmanuelle Joseph-Dailly, directrice au sein du groupe Julhiet Sterwen dédié au conseil en innovation et en transformation des entreprises et organisations. Il est nécessaire de “Faire appel au Design Thinking, pour conduire à l’émergence d’hypothèses, au développement et à la structuration de concepts, et au prototypage rapide pour valider ou optimiser ces derniers”, explique Régine Michalon de Lakou Digital. Enfermer des gens convaincus et déterminés ne suffit pas, il est important de prévoir l’encadrement d’experts, de coachs et de mentors, pour guider, fournir des outils, cadrer et accompagner le développement de l’innovation au-delà des espaces de collaboration (et a fortiori des événements limités dans le temps), complète Aurélie Rosemond de MartiniqueTech.

D’autres facteurs conditionnent le succès de ces démarches collectives et notamment le fait de définir des méthodes de gouvernance et d’organisation, d’assurer surtout la diversité des profils participants, l’indépendance d’opinion mais aussi la décentralisation décisionnelle par l’agrégation d’idées plutôt que le vote, tel que défini par James Surowiecki.

L’inclusion de profils variés, la création d’un climat de confiance et le lâcher-prise quant à ses certitudes et ses idées, sont de mise afin de pouvoir travailler ensemble, en bonne intelligence.

Surmonter les crises 

En 2016, le baromètre des valeurs des Français élaboré par Kantar, institut de données et d’études, révélait la volonté de “Faire collectif” de la population française, celle-ci estimant majoritairement qu’il est « désormais impossible de s’en sortir seul face à l’ampleur et à la globalité des dysfonctionnements du système ». Deux ans plus tard, à l’occasion de l’édition 2018 de ce baromètre, Thierry Millon, Directeur Expertise Quali/Market Intelligence de Kantar TNS, notera que si cette volonté de faire collectif est toujours présente, « la remise en cause des principes et des modalités même de fonctionnement du système dans son ensemble conduit logiquement à la radicalisation des activismes ».

Une crise sanitaire mondiale et sociale plus tard, dans un monde en pleine mutation, il apparaît donc plus que jamais nécessaire de mobiliser les envies de changement, de créer des espaces de confrontation des idées et de mutualiser les compétences de toutes les parties prenantes pour, ensemble, relever les défis d’aujourd’hui et de demain.

À condition d’accepter de communiquer, et évidemment, en bonne intelligence.

L’intelligence collective en action

Guyane : Challenge Mo Pitch
Organisé par la French Tech Guyane, Mo Pitch est un challenge mêlant numérique et éco-responsabilité, prenant la forme d’une journée de hackathon à l’issue de laquelle un pitch doit être réalisé pour espérer concourir à la finale de pitchs. 
infos : www.guyanetech.fr

Guyane : ActinSpace 
Porté par GDI, cet événement hybride de 24h, entre startup weekend et hackathon, invite tout un chacun à imaginer des produits et services utiles au territoire (en termes d’emploi, de protection de l’environnement, de vie quotidienne…) sur la base de données et technologies issues du secteur spatial.
infos : www.ardi-gdi.fr

Guadeloupe : Salon virtuel Mouv’Outremer
Le programme Mouv’Outremer est destiné à accompagner les porteurs de projets ultramarins développant des solutions engagées et durables. La communauté des Mouvers Antilles-Guyane, créée fin 2020, et qui réunit citoyens, associations, élus, entreprises, décideurs publics et privés, organise son premier salon pour présenter les projets qui en ont émergé, et échanger à l’occasion d’ateliers, de tables rondes et de moments de networking.
infos : my.weezevent.com/mouvoutremer

Martinique : L’ITSB
S’ouvrir l’esprit, prendre conscience de son écosystème, donner les moyens d’agir, permettre aux jeunes d’être acteurs de leur territoire et sources de solutions viables, et créer un futur durable qui leur ressemble, telle est la mission des week-ends I’m The Startup Boss. Au sein de ce microcosme de 76h, les étudiants développent par la collaboration leurs compétences et développent un réseau de contacts international, leur permettant d’enrichir leur parcours professionnel et leur vision du territoire.
infos : www.itsb.martiniquetech.com

Martinique : 36h pour demain
A l’initiative de l’association First Caraïbes et du fonds de dotation Crifondo, l’événement invite l’ensemble de la population à construire ensemble un futur désirable en Martinique. 
Les 28, 29 et 30 janvier 2022 (www.martinique36h.com)

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