ESS. En tant qu’incubateur militant, Kaléidoscope ouvre sa tribune mensuelle à deux entreprises sociales qui allient légitimité, engagement, innovations et modèle économique résilient ! Découvrez L’Asso-Mer et Ta Nou. – Texte Axelle Dorville

Parmi les défis à relever en Martinique, la prise en compte de la préservation des écosystèmes dans les activités agricoles et de la pêche est un enjeu majeur. 

Depuis 2016, L’Asso-Mer* œuvre pour la protection du milieu marin et la diffusion de la connaissance par la création d’outils pédagogiques libres d’accès et de diffusion. L’association Ta Nou créée en 2017, se mobilise, elle, pour accompagner la souveraineté alimentaire du territoire, par la promotion d’une agriculture protectrice de la nature comme de notre santé. Sur terre ou en mer, l’objectif reste le même : sensibiliser, former et inciter à l’adoption de pratiques raisonnées, respectueuses des milieux et de l’humain. 

« Nous faisons totalement partie des écosystèmes naturels. Tout est lié en termes d’impact, et toute dégradation du milieu naturel provoquée par l’activité humaine dégradera en retour la santé humaine. »

Au quotidien, ces deux associations se mobilisent pour expliquer les mécanismes des milieux marins et agricoles (saviez-vous que plus on pêche de poissons herbivores, plus les algues prolifèrent et font concurrence aux coraux ?), proposer aux professionnels et particuliers des pratiques plus durables (user des principes de l’agroécologie pour enrichir le sol, protéger les cultures, freiner l’érosion), mettre en lien les acteurs, accompagner les collectivités, faire émerger et développer des solutions par l’intelligence collective.

Amandine Limouzin, Céline Chartol et Karen Toris, respectivement directrice de L’Asso-Mer et co-directrices de Ta Nou, nous ont confié comment elles comptent changer le monde à l’échelle de leur association. 

Karen Toris - Co-directrice Ta Nou Bio
Karen Toris, Co-directrice de Ta Nou Bio

Quel est l’impact de la dégradation du milieu sur la santé humaine ? 

Céline Chartol, co-directrice de Ta Nou : On a aujourd’hui plus largement conscience de l’impact de l’utilisation de pesticides dans les cultures : l’infiltration dans les nappes phréatiques, l’appauvrissement de la vie du sol et la baisse de productivité qui en résulte, la contamination des aliments… et ces pratiques agricoles dites conventionnelles ont un impact évident sur notre santé.

« De récentes études ont permis de découvrir qu’un aliment contaminé car cultivé sur un sol pollué perd de sa richesse nutritionnelle. »

De récentes études ont ainsi permis de découvrir qu’un aliment contaminé car cultivé sur un sol pollué perd de sa richesse nutritionnelle. On estime à 70% la perte en vitamines, en oligo-éléments et en éléments probiotiques des aliments consommés aujourd’hui, du fait de leur pollution, ainsi qu’en raison de la faible variété des espèces de fruits et légumes cultivés; une perte nutritionnelle qui est soupçonnée d’être responsable de l’augmentation des maladies chroniques.

L’agriculture n’est pas un milieu clos, une boîte de pétri dans laquelle on fait des expériences et dont rien ne s’échappe, les pratiques agricoles ont un impact sur la santé des écosystèmes, dont la nôtre.  

Amandine Limouzin, directrice de L’Asso-Mer : Les activités humaines ont un impact sur la mer comme sur la terre. Les problématiques d’assainissement, de mouillage, la pollution venue des terres, la consommation d’antibiotiques par les poissons produits en aquaculture, tout cela impacte le milieu marin et contamine les espèces qui vont se retrouver dans notre assiette.

A titre d’exemple, on ingèrerait une carte bancaire de plastique** par semaine par le poisson notamment, entre autres sources de micro-plastiques. Il y a donc urgence à comprendre que notre vie d’humain est intégrée à la nature.

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On entend de plus en plus dire que les petits pas ne suffiront pas. Comment dépassez-vous l’échelle individuelle ?

Karen Toris, co-directrice de Ta Nou : En plus des ateliers pédagogiques sur l’agroécologie proposés aux particuliers, aux porteurs de projets et aux professionnels; et de l’accompagnement des jeunes agriculteurs cherchant à s’installer en bio, nous sommes depuis 2018 engagés dans l’élaboration et la mise en place du Projet Alimentaire Territorial de la commune du Prêcheur.

Notre action consiste à mettre en place une concertation, réaliser un diagnostic territorial, déterminer les besoins des habitants en matière d’alimentation, relever les doléances des différentes parties prenantes et élaborer un échéancier pour mener à bien la réalisation des différents projets. Cette démarche a essaimé sur la ville de Ducos et un PAT est en lancement au niveau de la CTM. 

« Même si nous sommes convaincus que les choix individuels peuvent être moteurs du changement à grande échelle, il était également important pour nous de pouvoir siéger dans des instances. »

Amandine Limouzin : Même si nous sommes convaincus que les choix individuels peuvent être moteurs du changement à grande échelle et que nous militons d’abord par le biais de nos actions, il était également important pour nous de pouvoir siéger dans des instances afin de participer à la délivrance des avis conformes ou non conformes concernant la création d’installations à terre ou en mer, ayant un impact sur le milieu marin.

Nous sommes donc membre du conseil de gestion du Parc Naturel Marin de Martinique mais nous aimerions que l’interpellation aille encore plus loin, pas nécessairement par le biais de L’Asso-Mer, mais par la création d’un acteur de type Sea Shepherd par exemple, afin de faire respecter les lois permettant de protéger les océans.

Amandine Limouzin - DIrectrice de l'Asso-Mer - Martinique
Amandine Limouzin, Directrice de L’Asso-Mer

En quoi les associations sont des acteurs importants selon vous ? 

Karen Toris : En tant qu’association, notre priorité est de donner corps à nos valeurs. C’est l’impact environnemental et social qui est recherché avant tout, la progression de nos idées. On est motivés par une cause, on vient combler une faille du système.

Quand on parle d’alimentation, on est sur une mission de vie, de générations même. C’est donc une force de pouvoir faire du travail de long-terme et de ne pas avoir la pression du chiffre comme dans les entreprises. Cependant, même en tant qu’association, il me semble important de se professionnaliser car il faut gérer des projets, des équipes, des financements, et dans ce cadre, l’exigence associative est semblable aux exigences de n’importe quel autre type de structure.

« En tant qu’association, notre priorité est de donner corps à nos valeurs. C’est l’impact environnemental et social qui est recherché avant tout, la progression de nos idées. »

Céline Chartol : Notre rôle est de faire le médiateur, le facilitateur, d’articuler les besoins afin de pouvoir mettre en place des projets concrets auxquels tout le monde adhère et qui font avancer les choses. Être au cœur, entre producteurs, collectivités, consommateurs, nous permet d’avoir une vision à 360°, de discuter avec les différentes parties prenantes et ainsi de pouvoir connecter les uns et les autres selon leurs problématiques.

Nous pouvons être précurseur sur certains sujets mais on n’a pas vocation à répondre à toutes les problématiques par nous-même. Nous sommes davantage dans l’accompagnement des changements de conscience, dans l’interpellation de la population et dans la suggestion politique.

Les fonds sont actuellement majoritairement fléchés vers les secteurs qui n’incluent pas toujours les enjeux écologiques et donc tout notre enjeu est de montrer qu’il y a une demande croissante qui va dans un autre sens, le besoin de paniers bio par exemple, et qu’il faut y répondre en soutenant les acteurs du secteur.  

« En tant qu’association, notre force est aussi d’être dans la vulgarisation. Les fonds publics nous permettent d’expérimenter des solutions et de développer des projets pour tous. »

Amandine Limouzin : En tant qu’association, notre force est aussi d’être dans la vulgarisation. On va chercher les dernières études à mettre en pratique, les vulgariser afin qu’elles soient intégrées par les différents acteurs, les utiliser par le biais d’appels à projet qui nous donnent la liberté d’explorer et de tester, d’identifier les besoins.

Les fonds publics nous permettent ainsi d’expérimenter des solutions et de développer des projets pour tous, pour combler le déficit d’action publique. Cela nous donne un rôle d’innovation qui est par la suite structuré et peut être professionnalisé par d’autres. Cependant, les financements n’étant accordés que sur une année, nous travaillons également sur les conventionnements et la mise en place de partenariats pluriannuels, afin de pouvoir aller plus loin dans la structuration de projets. Cela suppose également le recrutement de salariés, une association ne pouvant pas reposer que sur du bénévolat pour animer et abattre le travail quotidien nécessaire pour avoir un réel impact.

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Le financement public semble particulièrement nécessaire. Modèle économique et structure associative sont-ils incompatibles ? 

Karen Toris : Nos actions relèvent de l’intérêt général, il nous semble donc naturel que les collectivités territoriales et publiques nous financent car nous répondons à des besoins sociétaux… Cependant, pour les projets à dimension économique, c’est normal de chercher à développer une forme d’autonomie financière, et c’est le cas pour notre activité de vente de paniers bio.

La vente n’est pas notre cœur de métier mais nous nous sommes engagés dedans car une des missions de Ta Nou est de rendre les produits sains locaux accessibles à la population. Développer un modèle économique est donc essentiel pour que cette mission puisse aboutir. 

Qui dit association sous-entend collaboration et travail d’équipe. Quel regard portez-vous sur l’intelligence collective ? 

Amandine Limouzin : L’intelligence collective est au cœur de notre action. Nous sommes basés à Case-Pilote et ce sont nos rencontres avec les habitants sur le front de mer qui nous donnent des idées de projets à co-construire. Certes, le collectif prend plus de temps mais c’est l’aventure humaine qui donne tout son sens à notre association.

« Notre intérêt est d’arriver à accorder les différentes visions, de décloisonner, de mettre en lien en adoptant des angles différents. C’est ce qui nous permet d’avancer. »

L’Asso-Mer, c’est une multitude de parties prenantes très différentes, bénévoles, adhérents, donateurs, salariés, administrateurs, qui permettent de faire émerger des solutions et de rendre accessible l’intelligence en la partageant au plus grand nombre. Le pêcheur ou le club de plongée va avoir une position tout à fait différente et notre intérêt est d’arriver à accorder les différentes visions, de décloisonner, de mettre en lien en adoptant des angles différents. C’est ce qui nous permet d’avancer. 

Céline Chartol : Si on veut avoir de l’impact, il est indispensable de rester connecté au terrain pour toujours répondre aux besoins de la population. Nos ateliers pédagogiques à la ferme sont donc des moments d’apprentissage mais aussi d’échange, de discussion, de comparaison, entre des personnes issues de milieux variés, qui donnent une autre dimension aux actions et permettent aux participants de créer des liens et de devenir eux-mêmes ambassadeurs et porteurs des valeurs et du message de Ta Nou. L’intelligence collective permet vraiment le passage à l’action.

Céline Chartol - Co-directrice Ta Nou Bio
Céline Chartol, Co-directrice Ta Nou Bio

Quels sont vos défis pour 2022 et au-delà ? 

Karen Toris : Du fait des crises que nous traversons, on observe une augmentation du nombre de bénéficiaires des associations d’aide alimentaire. C’est un signal fort. L’enjeu pour Ta Nou sera de voir comment rendre cette alimentation locale et de qualité toujours plus accessible aux personnes qui en ont le plus besoin. Nous avons initié un travail avec l’association Saint-Vincent-de-Paul, mais nous souhaitons encore davantage sensibiliser la population et rendre nos paniers accessibles à tous les portefeuilles.

Au niveau production, un de nos objectifs les plus importants est également la structuration de filière bio, à savoir la création de synergies entre acteurs pour répondre aux besoins en semences biologiques et paysannes, ainsi qu’en intrants bio. Dans tous les cas, il faut que les moyens soient au rendez-vous, un des défis consistera à les mobiliser.

« Faire le choix de pratiques raisonnées, c’est un geste que l’on fait pour nous-même, mais également pour tout l’écosystème auquel on appartient et dont nous dépendons. »

Amandine Limouzin : À L’Asso-Mer, nous souhaitons poursuivre notre travail d’accompagnement des différents acteurs et faire comprendre aux pêcheurs professionnels notamment que l’on peut venir en appui, en renfort. Par exemple, avec des plongeurs en cas de perte de filet ou d’une nasse, pour ne pas que ces équipements de pêche ne deviennent des déchets perdus en mer. Ou encore comme au Carbet, en les accompagnant à mettre en place des zones en protection.

En 2022 et au-delà, nous souhaitons tout simplement continuer à être là pour le territoire, encourager à la réduction de nos impacts, et sensibiliser à la préservation des milieux marins. Et pour cela, nous allons nous structurer davantage pour obtenir plus d’engagement politique. 

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Et pour conclure ? 

Céline Chartol : Faire le choix d’une alimentation locale, de qualité, et au-delà de pratiques raisonnées, c’est un geste que l’on fait pour nous-même, mais également pour tout l’écosystème auquel on appartient et dont nous dépendons. C’est un choix vertueux, donc soyons responsables pour notre bien-être et celui de la planète ! 

Ta Nou
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L’Asso-Mer
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*Le “laso-tè” est une tradition d’entraide agricole ancestrale en Martinique où les hommes se retrouvaient dans l’effort et la convivialité pour effectuer ensemble des travaux importants. Cette méthode de culture ancestrale, au rythme du son porté par la conque de lambi, afin de cultiver la terre inspira les fondateurs de L’ASSO-MER. De l’assaut de la terre (l’asso-tè), il fut décidé de partir à l’assaut de la mer (laso-mè).

**Une récente méta-analyse réalisée par l’Université de Newcastle en Australie a permis de mettre en évidence qu’un individu moyen pouvait ingérer jusqu’à 5 g de plastique (soit l’équivalent d’une carte de crédit) par semaine via son alimentation (Senathirajah et al., 2021)