Un exercice de catastrophe a testé, en temps réel, la mise en place d’un pont aérien massif entre la Guyane, les Antilles et l’Hexagone. Ewag a suivi de l’intérieur ce dispositif hors normes.

Texte Mathieu Rached – Photo Mathieu Delmer

L’organisation d’un exercice grandeur nature

“Pour rappel, le rendez-vous est fixé à l’aéroport Aimé Césaire à 15 h devant les comptoirs d’enregistrement d’Air Caraïbes”. En ce lundi de pentecôte, à l’heure dite, 130 personnes sont là, toutes en tenue d’intervention : médecins urgentistes, infirmiers, infirmiers anesthésistes, secouristes, brancardiers, ambulanciers, cadres de santé, assistant de régulation médicale, chefs du Samu, sapeurs-pompiers, conseillers de la zone défense Antilles, ARS… C’est l’équipe Bravo, à peu près la moitié de Martinique et de Guadeloupe, l’autre moitié d’Hexagone, tout juste arrivés de Paris, Menton, Besançon, etc.

Direction la Guyane qui subit depuis plusieurs jours une cyberattaque de deux centres hospitaliers (Cayenne et Kourou), et où, impitoyable loi des séries, une explosion vient d’avoir lieu au Centre Spatial Guyanais. Concrètement, les hôpitaux sont passés en mode dégradé, privés de leurs outils et données pour identifier les patients, obtenir des résultats d’examen, s’assurer du fonctionnement de l’ensemble de services. L’accident à Kourou va, lui, ajouter une crise à la crise, avec un afflux de blessés et de grands brûlés. Bref, c’est grave. Une cellule de crise a été mise en place remontant jusqu’au ministère de la Santé, et des renforts régionaux et nationaux ont été appelés afin de mettre en place des évacuations sanitaires (Evasan).

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Médecine de catastrophe

Ça n’a beau être qu’un exercice, au moment d’embarquer dans l’avion pour Cayenne, chacun est prêt à jouer sa partition. Tout se déroule grandeur nature et en temps réel, et à ce stade, peu d’informations sur ce qui les attend ont filtré. Ils savent qu’ils vont relever l’équipe Alpha, laquelle est arrivée de Paris la veille avec deux tonnes de matériel et a installé une unité d’hospitalisation, de transit et d’évacuation (Uhte) au sein au Palais régional omnisports Georges-Théolade à Matoury.

”En décollant de Paris, on a demandé aux urgentistes de prévoir les modalités d’évacuation des patients du service néonatalogie dans des couveuses, mais les priorités et consignes vont changer une fois arrivés à Cayenne”, explique, un sourire amusé, le Pr Pierre Carli, directeur médical du Samu de Paris depuis 1998. Avec à son actif des dizaines d’exercice de grande ampleur dont des simulations d’attentats, des évacuations sanitaires en TGV “un an avant la crise Covid”, il est la référence en la matière. Cet exercice en Guyane, baptisé MORPHO, a été pensé pour tester la capacité de réponse et d’intervention “en situation sanitaire exceptionnelle en outre-mer”. Pour une partie des médecins issus des SAMU et urgences de toute la France, ces 8 jours forment le volet pratique d’un diplôme universitaire ( “capacité en Médecine de catastrophe”). Pour tous les participants c’est une incroyable mise en situation qui challenge les hommes et les organisations. La médecine de catastrophe est définie comme “la médecine du soudain et de l’imprévu”. “C’est-à-dire qu’on utilise ce qu’on sait très bien faire d’ordinaire dans une configuration exceptionnelle. Ça ne veut pas dire improviser”, sourit celui qui épaulera le ministre de la santé dans la préparation des JO de Paris 2024. “C’est pour ça qu’on s’entraîne.”

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Un exercice grandeur nature avec un “Bed management”

À 22h, sur place, l’équipe Alpha laisse donc la place à l’équipe Bravo, les différents responsables sont désignés et mettent en place leurs équipes : accueil, organisation des brancardages, répartition des lits et matériels pour les urgences vitales urgences relatives, suivi des places disponibles (“bed management”) sur la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et les centres hospitaliers nationaux, installation d’une unité de pharmacie, d’une unité soutien médico psychologique… 200 personnes qui ne se connaissaient pas la veille, travaillent ensemble, communiquent, s’ajustent. Tout se fait exclusivement sur papier et à la main, à flux tendu, “à hauteur d’homme, comme avant à l’hôpital”, souligne le Pr Carli.

Les encadrants, dont Lionel Lamhaut, urgentiste du SAMU de Paris, circulent et s’assurent de la bonne chorégraphie de l’exercice, attentifs à ce qui coince et ce qui manque. Le retour d’expérience de chaque groupe (infirmiers, sapeurs-pompiers, ARS, etc.) qui suivra sera capital. L’exercice MORPHO, qui a mobilisé près de 500 personnes sur 8 jours, devait démontrer qu’en cas d’accident réel, il était possible d’effectuer une projection rapide de personnes et de matériel, de la métropole vers un territoire d’outre-mer, et de conduire des évacuations sanitaires avec la mise en place de stratégies combinées, “avec des évacuations perlées au fil de l’eau via les avions militaires de type Casa entre les Antilles et la Guyane, ou avec des gros-porteurs reliant Cayenne à Paris”, explique Lionel Lamhaut. Surtout, “l’exercice a permis de mettre en place des faisceaux de communication peu habituels entre des institutions publiques, privées, civiles, militaires, et de mieux nous connaître”.

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exercice grandeur nature
Credit Photo Mathieu Delmer

40 patients évacués en 48h

Pendant la nuit de lundi à mardi, la cellule de Régulation inter zonale (RIZ), composée de 3 médecins urgentistes et 3 assistants de régulation médicale, a ainsi géré l’arrivée de 20 urgences absolues et 30 urgences relatives. À 7h du matin, alors que les derniers patients sont acheminés vers l’aéroport, le Dr Mathis Rateau, 31 ans, urgentiste pédiatre et chef de la RIZ, a l’impression “de s’être fait rouler dessus”. Pour donner un ordre d’idée, “en proportion, sur 8 heures, on a reçu à peu près 6 fois plus de cas graves qu’aux urgences de l’hôpital Necker à Paris un jour normal”. À l’inverse, pendant la nuit, Vanessa et sa camarade, étudiantes infirmières de Martinique, 31 et 21 ans, se disaient “déçues”, jugeant “que les patients arrivaient trop lentement, pas comme elles se l’étaient imaginé…”
« Précisément, sourit le Pr Carli, ça fait partie de l’enseignement de l’exercice : apprendre à gérer l’attente, l’excitation et le repos ».

Avec 3 à 4 évacuations par semaine depuis la Guyane vers la Martinique ou la Guadeloupe, les évacuations sanitaires et la gestion des répartitions font partie de la routine des ARS locales, explique Fabien Laleu, directeur adjoint de l’ARS Martinique, mais un tel exercice avec plus de 40 évacuations sanitaires sur 48h, “ça n’avait jamais été réalisé, et ça donne un idée concrète de la faisabilité des choses, de nos capacités à travailler ensemble et à communiquer”. Au débriefing, de retour à l’aéroport Aimé Césaire, le Pr Carli complète, en s’adressant à l’ensemble des personnels et services de l’exercice MORPHO, “tout ce qui vous a surpris aujourd’hui, c’est du capital pour demain”.

Exercice
Credit Photo Mathieu Delmer