En moins de trois ans, la rue Garnier Pagès à Fort-de-France a connu une mutation sans précédent. Enquête sur ce qui a fait de cette transformation une réussite.

Texte Yva Gelin – Photo Jean-Albert Coopmann

C’est avec une fresque au sol que le grand public a ouvert les yeux sur la rue Garnier Pagès, en mars 2023. En même temps que cette dernière se peinturlurait comme pour concurrencer un arc-en-ciel, un coup de projecteur était fait sur ce bout de rue de la capitale, à une centaine de mètres des quais, qui n’avait jusqu’à présent rien d’extraordinaire. Le happening de la fresque clôture une séquence de plusieurs années, entre 2017 et aujourd’hui, la vacance des bâtiments de la rue a baissé de plus de moitié, des commerces de bouche et d’artisanat ont fleuri, et Martiniquais comme touristes viennent s’y balader et s’y prendre en selfie. Bref, la rue Garnier Pagès est aujourd’hui ce que l’on nomme une rue attractive. Hasard, ou fruit d’une organisation soigneusement élaborée ?

Les cours intérieures, les couleurs, les balcons

À l’origine de ce projet, plusieurs histoires. La plus ancienne de toutes est associée à Bruno Carrer, chargé de mission attractivité de la ville de Fort-de-France. « Cela fait 32 ans que je suis Martiniquais et quand j’ai sillonné la ville, j’ai remarqué la rue Garnier Pagès ». En ce temps, le vieux Foyal existait encore et attiré par l’ambiance du lieu, Bruno se noue d’amitié avec son propriétaire, Jean-Pierre Villeronce. Une passion commune pour le jazz et la Nouvelle Orléans lie les deux hommes qui, de façon très informelle, font germer l’idée de ce qu’est aujourd’hui la rue. « Les cours intérieures, les couleurs, les balcons, la vie culturelle… c’est ça la créolité qui s’exprime dans l’urbain. »

Avec cette envie de mettre en valeur le cœur de Fort-de-France, Bruno Carrer mène ainsi une action discrète mais certaine, utile en particulier dans les moments où il a fallu relancer la dynamique qui animait les acteurs de la rue Garnier Pagès. Parmi eux, on note le rôle du cabinet d’architectes Abité. Investissant en 2020 l’immeuble au 19 de la rue, qui abritait jusqu’alors la maison d’artistes Un Œuf, ils installent leur bureau et créent le Patio 19 avec l’envie de créer, en plus, un espace convivial en lien avec la culture et le travail coopératif. Aussi, parmi la vingtaine d’acteurs, publics et privés, qui ont participé au changement de cette rue du centre-ville, on trouve ARCAVS, une agence spécialisée dans la réhabilitation et la rénovation urbaine qui a aujourd’hui également implanté ses bureaux dans ce petit bout de rue, au 26. À ce microcosme s’ajoute évidemment la Mairie qui a endossé le rôle de facilitateur en même temps qu’elle travaillait déjà depuis 2017 à une piétonnisation partielle de la rue.

Fresque, rue Garnier Pagès, Fort-de-France

“Urbanisme tactique”

« La genèse de ce qui s’est passé », explique Jean-Jérôme Izambard, directeur d’ARCAVS, « est une étude menée par le bureau d’études de la SCET (Services conseil expertises et territoires, filiale de la Caisse des Dépôts). Avec pour conclusion que pour s’attaquer à Fort-de-France, il fallait s’intéresser à un périmètre très restreint et avoir une action massive sur ce périmètre. Voir trop grand dans Fort-de-France ne sert à rien. Il y a déjà eu des programmes de requalification qui ont mené à plusieurs réhabilitations mais on ne le voit pas dans la masse des immeubles dégradés ». « L’avantage de la rue Garnier Pagès », complète Rafael Salcedo, architecte et co-fondateur de Abité, « est qu’il y a un véritable intérêt urbain. C’est la seule rue de Fort-de-France à avoir une impasse à cause de la piétonnisation de l’avenue de la République ».

En 2016, ARCAVS y rénove un immeuble, le premier d’une série de 4 au total. Parallèlement et de façon coopérative, ARCAVS pilote également deux programmes financés par l’État avec le dispositif France Relance. « Pour un montant de 130 000 euros, 28 ravalements de façade ont eu lieu », détaille Jean-Jérôme Izambart et un deuxième projet de végétalisation de la zone et de mise en place d’un ombrage avec du bakoua pour un budget de 40 000 euros devrait voir le jour d’ici mars 2024. « Mais l’étincelle, le coup de projecteur de la rue a été la fresque », confie le directeur d’ARCAVS. Résultat d’un appel à projet lancé par Action Logement, qui a donné lieu au projet Van Dan Vil, la fresque, réalisée par un collectif d’artistes espagnols, Boa Mistura, est livrée en Mars 2023.

Abité qui a répondu à l’appel à projet s’est inspiré de “l’urbanisme tactique”, une pratique qui comme l’explique Bruno Carrer est « un aménagement à moindre coût, pour un fort impact en introduisant des opérations éphémères qui modifient le design de l’espace ». Pour un budget de 40 euros par m², la fresque sur une surface de 600 m², concrétise une fois pour toutes la valorisation de la rue Garnier Pagès.

Patio 19, rue Garnier Pagès, Fort-de-France

Une réussite

Quand tout a commencé, 40 % des bâtiments de la rue étaient vacants. « Aujourd’hui », explique fièrement Jean-Jérôme Izambard, « il n’y a plus que 13 % de vacance. Une telle baisse en 5 ans est inédite. Ça ne s’était jamais vu dans les territoires d’outre-mer ». Des projets de rénovations sont encore en cours, mais les résultats sont là. « Il n’y a plus de bâtiments à vendre », poursuit le directeur d’ARCAVS. La rue a un véritable potentiel et comme le raconte Rafael Salcedo, « les gens viennent de toute la Martinique pour se prendre en photo. Certains viennent même y faire leurs photos de mariage ».

En dehors de l’aspect glamour, la rue est aujourd’hui partiellement piétonne, respectant la circulation pour l’approvisionnement des commerces, celle qui est également nécessaire pour les derniers travaux, mais aussi pour des questions de sécurité. Comme l’explique Rafael Salcedo, l’avantage est qu’il y fait plus frais depuis qu’il y a moins de voitures. Un fait confirmé par une étude de KeBATI, association spécialiste de l’habitat bioclimatique en milieu tropical humide, qui prouve qu’il y aurait entre 0,5 et 2°C en moins. « À Fort-de-France, il n’y a pas assez d’espaces pour les piétons ou pour s’asseoir. Il y a juste des trottoirs de 70cm où tu ne peux pas marcher. Il y a des voitures partout. Nous avons donc fait un essai de piétonniser un maximum. »

La rue Garnier Pagès est donc une expérimentation réussie, où certains restaurants affichent parfois complet dès 12h15, de plus, le chiffre d’affaires des commerçants aurait nettement progressé. Le groupe ARCAVS a d’ores et déjà présenté le succès de la rue en Guyane et en Guadeloupe, car oui, ce bout de rue foyalais fait des envieux dans sa réussite de redynamisation d’un espace urbain. « Le point de départ est toujours le même », explique Jean-Jérôme Izambart. « Des rues qui ne vivent pas et sont en manque d’activité économique ».

Restaurant Djol Dou, rue Garnier Pagès, Fort-de-France

Une rue laboratoire

Une formule magique serait-elle liée à cette réussite ? « C’est la logique d’un moindre investissement avec un véritable impact sur le changement d’image et le changement des usages d’un espace, tout en faisant avec l’existant », abonde Bruno Carrer. Pour lui, quatre facteurs sont à penser pour mener une telle opération à la réussite. Le premier est celui d’une volonté collective. Puis une fois que ce choix a été fait de transformer un espace, il faut une dynamique d’acteurs, avec la création d’une équipe de projet. En l’occurrence pour la rue Garnier Pagès, cette équipe réunissait les propriétaires, les investisseurs et les commerçants, et avait pour but de déterminer la personnalité forte qui doit, par la suite, définir la rue. Dans le cas de la rue Garnier Pagès, la ville, dans son projet pour le plan d’action cœur de ville avait développé le concept de rue à thème, c’est-à-dire une identité dans une section de rue qui peut être une dominante du point de vue des occupations. Pour Garnier Pagès, l’identité se décline autour de l’artisanat d’art et l’art de vivre. « Aussi », rappelle Bruno Carrer, « tout ce travail se fait avec les commerces et la population déjà en place. Cette notion de faire avec ceux qui étaient déjà là est primordiale ». Le troisième facteur est celui d’un acte fort qui témoigne du changement, comme a pu l’être la fresque. Enfin, le dernier critère est celui d’un travail en vertical qui implique l’accompagnement des investisseurs privés. Jean-Jérôme Izambard complète cette analyse avec pour lui le choix de l’emplacement qui doit permettre une mutation rapide.

« La réussite de la rue Garnier Pagès est un démonstrateur qui permet aux investisseurs d’y croire », conclut Bruno Carrer. « Nous avons réuni les chances d’y croire. C’est de l’optimisme urbain, généré par des talents et des compétences. À partir de cette expérience innovante on peut modéliser ce travail et le reproduire dans d’autres secteurs de la ville. Cette volonté est d’ailleurs soutenue par le maire de la ville, notamment pour une section de la rue Victor Hugo à côté de la Savane. » Sans effet d’annonce, une mécanique collective, patiente et concentrée, est en passe de faire des émules et d’inciter peut-être d’autres acteurs de se saisir à leur tour de leur rue, leur quartier, de nos villes.

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