Aire marine, aire utile ? Questions à Victor Brun 

Yva Gelin

Finalement, face aux différents enjeux économiques et environnementaux, est-ce que ça marche les “aires marines protégées” ? Nous avons interrogé Victor Brun, doctorant au Centre de Recherches Insulaires et Observatoire de l’Environnement (CRIOBE), éminent laboratoire de recherches scientifiques sur les récifs coralliens, sur le modèle même de ces zones protégées.

Propos recueillis par Yva Gelin 

Pour commencer Victor Brun, peut-on revenir sur les différents types d’aires marines ?

Victor Brun : L’UICN* a récemment publié une classification qui s’appelle le guide des aires marines protégées. Le niveau le plus haut est celui où il y a le plus de restrictions et le plus bas, celui où il y a très peu de choses limitées. C’est un travail assez abouti et en cours de valorisation. C’est maintenant le référentiel de la communauté scientifique et certaines organisations mais, pour les gouvernements, je pense que ça va être plus long. La France, par exemple, a produit sa propre définition de la protection forte, qui n’est pas forcément alignée à ce qu’est une marine fortement protégée dans le guide de l’UICN et qui est pourtant ce sur quoi se basent les scientifiques. C’est subtil, car on peut se donner l’objectif de protéger la nature tout en autorisant la pêche. Le nouveau guide se base sur ce qui se passe réellement en termes de régulations.

J’ai l’impression que la création d’une aire marine est souvent liée à des compromis nécessaires avec des enjeux économiques …

C’est vrai qu’on a souvent tendance à typiquement opposer pêche et activités touristiques, par exemple, à protection d’une aire marine. Pourtant, il y a deux cas de figure. À partir du moment où l’aire marine est vue comme pouvant nuire à la pêche, alors oui, on cherche des compromis. Donc là, c’est de la planification et c’est finalement plus une histoire de politique que de sciences. Ensuite, il y a un autre cas de figure que j’ai pu observer aux Philippines, où on crée des aires marines protégées pour la pêche. Si on ferme la pêche dans une petite zone, à l’intérieur de la zone, les poissons grandissent. Après deux ans, nous avons observé une biomasse en augmentation de 200 %, c’est-à-dire de la quantité de poissons en kilo par hectare. Donc la quantité de poissons augmente, leur taille aussi et l’espace se remplit. Et donc, au fur et à mesure que l’espace se remplit dans l’air marine protégée, les poissons sortent. C’est ce que l’on appelle le spillover, en français l’effet de débordement. Les poissons qui sortent ont eu le temps de grandir et sont beaucoup mieux pour la pêche. Cet effet de débordement dépend aussi de l’habitat environnant. Par exemple, il est plus bénéfique si la zone est située dans la continuité d’un récif que d’un fond sableux.

Pour faire simple, quel est le but d’une aire marine protégée Victor Brun ?

En général, c’est protéger la biodiversité et les services écosystémiques marins. Cela inclut donc toutes les mesures que l’on va mettre sur un espace donné pour protéger, restaurer et conserver la biodiversité et ces bénéfices pour le bien-être humain. Pour être efficace, en règle générale, on remarque qu’une aire marine bien faite intègre complètement les usagers qui en dépendent, qu’elle est équitable, bien protégée et a des moyens aussi bien matériel que des moyens pour décider ensemble et créer des synergies.

Comment est définie la taille d’une AMP ?

Cela dépend des espèces à protéger et de la distance qu’elles peuvent parcourir et de leur espace d’habitat. Par exemple, un poisson clown qui reste à proximité de son anémone ne parcourt pas les kilomètres d’une carangue. Il faudrait protéger d’énormes portions de l’océan si on veut protéger toutes les espèces. Ce serait de 30 à 50 % des océans. Néanmoins, avec une aire marine de 50 hectares, on peut avoir des effets significatifs. La superficie minimale est de 10 hectares, en dessous, ça devient même difficile de compter les poissons. D’un point de vue scientifique, tant que c’est bien protégé, c’est le plus important. Cela dépend de ce que veulent les usagers et souvent la taille est décidée en fonction.

Comment savoir si une AMP est efficace ?

La première question, c’est d’abord de savoir ce qu’on veut protéger. Cela nécessite un plan de gestion clair. Le critère doré, c’est le fait qu’il y ait de la recherche et des suivis sur ce qu’on veut protéger. Ensuite, il y a des critères qui sont plus subjectifs mais tout aussi importants. Est-ce que les pêcheurs ont l’impression d’avoir plus de prises ? Cet aspect n’est pas à négliger car c’est la satisfaction et dans les endroits où les gens sont satisfaits de l’AMP, ils participent plus à la gestion, il y a donc plus de collaboration et elle est plus efficace. Le label Blue Parks du Marine Conservation Institute est une référence partout dans le monde. C’est un label fiable qui se base sur les recherches scientifiques produites et atteste du bon fonctionnement d’une aire marine.

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Un exemple d’aire marine qui a fait ses preuves selon vous Victor Brun ?

La réserve de Tubbataha aux Philippines est assez fantastique. C’est un atoll éloigné des côtes et qui atteint des niveaux de densité de poissons impressionnants tout en étant un spot de plongée mondialement connu qui génère énormément de revenu en termes de tourisme. La réserve est ouverte 2 à 3 mois par an. Chaque plongée coûte entre 2 à 3 000 euros. C’est rare, c’est beau, c’est unique.

Est-ce que les activités humaines sont fondamentalement nuisibles au milieu marin ?

Il faut d’abord définir le terme de “nuisible”. On peut prendre l’exemple de la diminution des stocks de poissons. Dans ce cas, nuire ça va être tuer plus de poissons qu’il en serait mort naturellement. C’est la nature de la pêche et cela peut avoir des effets en chaîne sur l’écosystème avec un changement des niveaux trophiques avec les grands prédateurs qui disparaissent. Ça peut être dangereux pour l’écosystème car ça peut le déstabiliser et le changer de nature. Une forêt qui n’a plus d’arbres, ce n’est plus une forêt. Disons que la limite, si on veut partir sur un débat un peu philosophique, c’est, est-ce que le changement d’un écosystème est une destruction ? C’est difficile comme question, car le changement n’est pas forcément négatif. Il y a des changements d’état, et d’autres espèces peuvent en bénéficier et donc ce n’est pas forcément négatif. Là où ça l’est, c’est quand le bien-être humain en pâtit et souvent un écosystème sous pression est moins bon pour nous aider à vivre. Dans ce cas-là, je pense qu’il est légitime de dire que c’est négatif. Je crois que l’autre ligne rouge, c’est celle de la disparition des espèces. Une espèce, même si jugée inutile, a sa valeur d’existence et ne revient pas quand elle disparaît. Je crois qu’on a un devoir éthique à conserver l‘existence de cette espèce. Par utilitarisme, mais aussi simplement pour qu’elle existe. La plupart des gens sont contents de savoir que les baleines et les dauphins existent. Ce sont des espèces charismatiques, certaines le sont moins, mais ne comptent pas moins pour autant. D’une manière ou d’une autre nous aurons toujours une interaction avec le milieu marin. La question c’est dans quelle mesure on modifie cet espace et dans quelle mesure ces modifications nous sont nuisibles. C’est trouver un état d’équilibre, car restaurer quelque chose qui a été détruit coûte souvent plus cher et souvent, est beaucoup moins bien fait.

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*UICN : l’Union internationale pour la conservation de la nature