Sargasse Project : « Il faut y aller franchement »
EWAG vous propose une série de trois articles sur des projets de valorisation des algues brunes. On vous raconte l’origine de ces projets, leurs parcours mais aussi et surtout où ils en sont aujourd’hui. Article 1 : Sargasse Project.
Texte Yva Gelin
À Saint-Barthélemy, Pierre-Antoine Guibout transforme l’algue envahissante et nauséabonde lors de sa décomposition, en pâte à papier. Un projet qui est bel et bien en train d’aboutir et semble être en bonne voie d’avoir résolu toutes les problématiques majeures liées à la valorisation des sargasses. Transformation, arrivage irrégulier, toxicité…
Comment le Sargasse Project a-t-il débuté ?
Pierre-Antoine Guibout : Ça fait 12 ans que je suis à Saint-Barth et fin 2018 j’ai constaté, comme tout le monde, l’arrivée massive des sargasses. Je me suis dit qu’il y avait probablement mieux à faire que de simplement les entreposer sur un terrain vague. Étant d’origine bretonne, j’avais été confronté au problème des algues vertes là-bas et je savais qu’on pouvait les valoriser. Je me suis donc lancé tout seul et à force d’essais, d’échecs aussi évidemment, je suis arrivé à faire une pâte à l’aspect correcte et quand j’ai tenté mes premières feuilles de papier, à mon grand étonnement, ça a fonctionné.
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La chance du débutant ou aviez-vous des compétences particulières ?
Au départ je suis juriste financier et j’exerce encore, car Sargasse Project n’est pas encore rentable. Pour tout vous dire, quand le projet est né, je rachetais une marque de cirage et d’entretien et je voulais utiliser les sargasses pour en faire un packaging de nos produits. C’est de là qu’est partie l’idée du papier carton fait de sargasses. J’ai donc contacté des personnes à l’origine d’initiatives au Mexique et en Martinique qui faisaient du papier de sargasses pour savoir s’ils avaient la capacité de me fournir. La réponse était non, et je le comprends bien aujourd’hui, ils étaient en phase de développement. C’est là que j’ai essayé d’en faire moi-même. Pour répondre très franchement, cette pâte-là s’est créée à base de tutoriels, de lectures sur les algues, d’analyses, de curiosité… et puis un jour, j’ai pris un cadre photo pour faire un tamis, un torchon, un seau… Je me suis inspiré de ce qui se faisait déjà, car on fabrique du papier depuis des milliers d’années. Mais je pense qu’il y a eu aussi de la chance, car le premier dosage qui m’a servi de base n’était pas trop mal.
À quel stade en est Sargasse Project aujourd’hui ?
L’élaboration de la pâte a duré 4 à 5 mois. C’est lorsque j’ai obtenu le premier support papier que je me suis rapproché du CEVA (centre d’étude de valorisation des algues) en métropole pour caractériser cette pâte. J’ai gagné beaucoup de temps en fournissant la matière première pour ensuite faire les analyses et rentrer dans le cadre réglementaire. C’est là où j’en suis actuellement. En même temps, je produis régulièrement 5 à 10 kilos de pâte en fonction des demandes des prestataires. Il s’agit de trois industriels qui eux-mêmes font des tests pour comprendre comment intégrer la pâte dans leurs outils de production.
Sargasse Project se projette dans la fabrication de pâtes et non dans la fabrication du produit final. Financièrement, c’est beaucoup plus viable pour l’entreprise de s’appuyer sur des industriels pour cette phase-là. On fait petit à petit et j’espère que d’ici la fin de l’année on aura quelques feux verts qui nous permettront d’avancer sur une usine pilote en Guadeloupe.
Donc, en même temps que la pâte est testée par les industriels, elle est également à l’étude au CEVA. Que manque-t-il au produit pour qu’il soit vraiment abouti ?
Un des retours des laboratoires est que nos feuilles cartons ont de courtes fibres, ce qui donne un papier carton cassant. Moi qui privilégiais la pâte 100 % sargasses, on va peut-être devoir aller vers une pâte composée à 70 % de sargasses et 30 % de fibres de coton ou de bananes. D’autre part, la remarque qui nous est le plus souvent faite, c’est qu’on ne lave pas suffisamment les algues.
Cependant, dans notre process, on voulait éviter de trop rincer l’algue à l’eau douce pour des raisons écologiques. On fait un pré rinçage, mais pas en profondeur. Maintenant on sera peut-être obligé de le faire car il reste encore des cristaux de sel dans notre pâte et c’est ce qui donne les points de faiblesses une fois que la feuille est fabriquée.
Paradoxalement, ce point de faiblesse dans la composition est aussi un avantage. Ne pas laver les algues en profondeur permet d’obtenir un produit ignifuge, grâce aux minéraux présents justement. C’est une feuille qui s’enflamme moins que le papier habituel et lui donne aussi un côté imperméabilisant. Nous sommes donc en train de chercher la méthode appropriée de rinçage.
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La sargasse a des propriétés toxiques, car elle capte en mer beaucoup de gaz toxiques. Comment avez-vous choisi de gérer la toxicité de l’algue ?
La première chose est de capter l’algue avant échouement et qu’elle ne commence à pourrir et donc à dégager les gaz toxiques. Pour cette raison, il faut privilégier le ramassage en mer. D’autre part, et j’en suis convaincu, il n’est pas intéressant de ramasser une algue sur la plage, car le sable reste collé à l’algue. Me concernant, une algue qui a touché le sable n’est quasiment pas valorisable.
Ensuite, oui effectivement, cette algue a la caractéristique de flotter et donc d’absorber beaucoup de métaux lourds sur son trajet. Arsenic, plomb, zinc, cuivre… La sargasse est une éponge. Étant donné que sur le long terme nous souhaitons fabriquer des contenants alimentaires, c’est une question importante pour nous. Il faut trouver une solution pour que la quantité de métaux lourds ne dépassent pas un certain seuil de PPM*. Nous sommes en train de réaliser des tests pour décharger l’algue de ces métaux lourds par des processus de décantation ou encore de centrifugation.
Beaucoup mettent en avant qu’à cause du manque de régularité dans l’arrivage des algues, l’apport en matière première ne serait pas stable et cela impacterait la viabilité d’une entreprise. Comment avez-vous répondu à cette problématique ?
Une fois que les tests scientifiques seront achevés et seulement à ce moment-là, nous avons pour projet d’installer une première fabrique pilote en Guadeloupe. Dans notre imaginaire, le projet final serait de monter une ligne de production qui soit facilement démontable, en basculant des silos d’île en île pour mutualiser les coûts et justement de s’implanter sur toutes les îles qui seraient lourdement impactées.
L’idée est de pouvoir pallier les aléas des échouements aléatoires des sargasses et de pouvoir produire en continu pour approvisionner nos clients. Quoi qu’il en soit, nous allons malheureusement avoir de quoi faire pendant des dizaines d’années. Je pense qu’au lieu de se regarder dans le blanc des yeux, il faut y aller franchement. Il faut aller au-delà de cette problématique de périodicité d’échouement. Elle existe clairement, mais il y a aussi des solutions. Sans vouloir trop en dire, nous avons justement pensé à un moyen de stockage en déshydratant l’algue par exemple pour pouvoir travailler dessus quand il y a moins d’arrivage.
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