Par leur activité, la création de richesse, d’infrastructures, de biens et de services elles conditionnent le “faire société” et sont depuis toujours constitutives du vivre ensemble. Depuis quelques années, leurs responsabilités en la matière se sont accrues. Retour sur la transformation de l’entreprise et sa place dans nos sociétés contemporaines. – Texte Axelle Dorville

Un jeu d’équilibre historique

Il suffit d’un petit retour en arrière pour se rendre compte que l’utilité publique de l’entreprise a toujours été un sujet important, voire un but recherché par l’État. Comme le rapportent les auteurs Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée dans leur ouvrage L’entreprise dans la société. Une question politique (Ed. La Découverte, 2015), au 18ème siècle, dans la France post-révolution, la création d’une société doit se justifier par son utilité publique, et “relève du fait royal”. Les grandes entreprises se consacrent alors principalement à la construction d’infrastructures ainsi qu’à la mise en place de services publics.

Entretemps émancipée de l’emprise gouvernementale, l’entreprise est rattrapée par l’État au milieu du 19ème siècle, qui entend réguler son fonctionnement, par la mise en place de mesures protectives à l’égard des parties prenantes impactées par l’activité de l’entreprise. Apparaissent alors le droit du travail, celui de la consommation ou encore celui de l’environnement. Disparaît, dans le même temps, le travail des enfants ! La notion de responsabilité sociale des entreprises est née. Depuis, nos sociétés n’ont cessé d’osciller entre « économie de l’irresponsabilité » et « économie de la responsabilité sociale », selon les formules de l’économiste américain John Maurice Clark. 

Au 20ème siècle, un concept continue de rebattre les cartes et dessiner le rôle des entreprises : le “business ethics” émerge dans l’idée qu’un équilibre entre intérêt privé et intérêt public est nécessaire, afin de ne pas tomber dans les travers d’un excès de libéralisme ou d’un trop grand interventionnisme étatique. Selon ce concept de business ethics traduit par Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) en français, le bien-être des travailleurs et de la société doit lui aussi être un but recherché par l’entreprise. Pourtant, à l’époque, la RSE n’est pas tout à fait synonyme de la notion d’engagement qu’on lui accorde aujourd’hui. La RSE sera ainsi d’abord considérée à des fins utilitaristes, comme un avantage compétitif, un argument mercantile promu par l’économiste Milton Friedman et ses disciples, considérant que « l’hypocrisie est vertueuse quand elle est au service des bénéfices ».

Ce n’est qu’en 1990 que la RSE se pare du sens qu’on lui connaît aujourd’hui, sous l’effet conjugué d’un contexte d’affaiblissement étatique, de la multiplication de catastrophes industrielles sur le continent européen, de la remise en question des multinationales par le mouvement altermondialiste. Avec en filigrane, l’idée que les entreprises sont désormais, elles aussi, responsables de la construction de nos sociétés et se doivent donc d’agir en fonction du bien commun.

Alors que le seul objet d’une entreprise, tel que défini par le Code Civil français, était « le partage de bénéfices entre associés », l’État a en 2018, sous l’impulsion des citoyens et des partenaires sociaux, redéfini l’article 1833 du code Civil à l’occasion de la loi PACTE, « pour affirmer la nécessité pour les sociétés de prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux inhérents à leur activité ».

La loi PACTE à la loupe

Que signifie PACTE ?
PACTE signifie Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation de l’Entreprise. 

Quel est l’objectif de cette loi ? 
La loi PACTE cherche à instaurer un meilleur partage de la valeur créée par les entreprises avec les salariés et à permettre une meilleure intégration des enjeux sociaux et environnementaux à la stratégie des entreprises. 

Quels sont ses grands principes ? 
Redéfinir la raison d’être des entreprises ; récompenser le travail des salariés ;
défendre les entreprises stratégiques ; innover et préparer l’avenir ; financer la croissance des entreprises ; transmettre les entreprises ; autoriser l’échec pour mieux rebondir ; faire grandir les entreprises ; simplifier la création d’entreprise.

L’ère des valeurs

Selon l’étude du cabinet Elabe “À quoi servent les entreprises ?” réalisée en 2018, les Français considèrent que les entreprises sont les premières responsables de la création d’emploi, de l’innovation, de l’amélioration des conditions de travail, de l’insertion et de l’employabilité, ou encore de l’égalité professionnelle hommes-femmes ; tout autant de problématiques touchant à la fois à l’humain au sein de l’entreprise ainsi qu’aux grands enjeux de société.

Améliorer la qualité de vie au travail (dite QVT) en respectant le droit à la déconnexion notamment, mettre en place des dispositifs de formation dans un contexte de transformation digitale accrue, lutter contre les discriminations de toutes sortes, permettre aux salariés de retrouver du sens à leur activité professionnelle : voici quelques exemples de ce qui est aujourd’hui attendu des entreprises.

QVT : Qualité de vie au travail désigne et regroupe sous un même intitulé les actions qui permettent de concilier à la fois l’amélioration des conditions de travail pour les salariés et la performance globale des entreprises.

Les acteurs du secteur de la santé travaillent ainsi à améliorer les liens travail et santé, à l’image du groupe pharmaceutique Roche, qui a lancé en 2014 le programme « Cancer et travail : diminuer l’impact de la maladie sur les trajectoires professionnelles ». D’autres structures prennent l’initiative de nouvelles dispositions liées aux conditions de travail telle, en 2021, la coopérative La Collective qui annonçait accorder, pour la première fois en France, un congé menstruel à ses collaboratrices, « pour favoriser la qualité de vie au travail et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes ». À l’heure où les citoyens souhaitent ne plus avoir à consacrer une trop grande partie de leur vie au travail, la semaine de 4 jours est, par ailleurs, de plus en plus expérimentée par les entreprises en France et ailleurs.

« Lieu d’échanges et de sociabilité, tel un laboratoire d’innovation sociale, l’un des intérêts de l’entreprise serait de porter des valeurs et d’impulser des dynamiques innovantes, transférables dans la société réelle. »

De l’intérêt général et du vivre ensemble

Dépassant son rôle initial de création de richesses, l’entreprise du 21ème siècle a les moyens et la capacité de partager et faire vivre de nouvelles visions du monde, dans lesquelles toutes les spécificités sont prises en compte, pour un meilleur vivre ensemble. C’est précisément pour reconnaître le rôle des entreprises dans la cohésion sociale et l’inclusion des publics fragiles, et surtout leur pouvoir de transformation sociétale qu’existe depuis 2018 le programme national « La France, une chance. Les entreprises s’engagent ! » Un programme d’ailleurs décliné aux Antilles-Guyane sous la forme du Club des entreprises inclusives de Martinique et du Club des entreprises insérantes de Guyane.

Lieu d’échanges et de sociabilité, tel un laboratoire d’innovation sociale, l’un des intérêts de l’entreprise serait donc de porter des valeurs et d’impulser des dynamiques innovantes, transférables dans la société réelle ; en somme, de conduire à davantage de progrès social. Avant l’élaboration de la loi PACTE, près de 90 % de Français étaient d’ailleurs favorables à l’inscription au sein du Code Civil de l’intérêt général comme finalité de l’entreprise.

Dans la même étude Elabe, une bonne majorité des répondants estimaient que les entreprises ont un impact important sur les lieux dans lesquelles elles se trouvent – de l’échelle du quartier à celle de la région –, ainsi que sur les citoyens. C’est un rôle particulièrement essentiel qui est donc attribué aux entreprises. Elles jouent donc un rôle “politique”, au sens propre du terme, c’est-à-dire qui concerne le citoyen et participe à la vie de la société. Un impact sur le dynamisme des territoires et leur développement reconnu et défendu, à l’instar d’Hervé Mariton, président de la Fédération des entreprises des Outre-mer (FEDOM) pour qui « il n’y a pas d’avenir des Outre-mer sans développement des entreprises des Outre-mer »

« Les entreprises jouent donc un rôle “politique”, au sens propre du terme, c’est-à-dire qui concerne le citoyen et participe à la vie de la société. »

Repenser la place de l’entreprise

Alors que la tendance dominante a été pendant un moment celle d’une certaine marchandisation de la société, les citoyens ont eux aussi exercé une influence pour repenser le vivre ensemble dessiné par la logique marchande. Ils ont ainsi cherché à reprendre le dessus, par le boycott ou la dénonciation, et à convertir l’entreprise en une organisation plus juste, plus inclusive et plus respectueuse de la société et du vivant. L’entreprise est ainsi sommée de mieux prendre en compte les acteurs de la société grâce auxquels elle fonctionne, avec en première ligne ses collaborateurs et ses consommateurs.

Des phénomènes très éloignés coexistent pourtant aujourd’hui, avec d’un côté la première ministre finlandaise annonçant vouloir instaurer un temps de travail de 24h hebdomadaires rémunérées 40h, et de l’autre une réalité de « non-droit du travail » qui semble se banaliser. C’est l’analyse de l’Institut Rousseau dans son rapport Droit du travail, droit zombie qui décrit l’ubérisation de l’économie encouragée par la pratique du travail à la demande, comme une pratique « autorisant le développement de conditions de travail et d’emploi indignes d’une société développée ».

Se développe également et en parallèle une “troisième voie”, un phénomène de désengagement au travail des salariés, qui se positionnent avant tout en tant que citoyens et souhaitent pouvoir instaurer un modèle de société davantage porteur de sens. En creux, c’est le lien de subordination entreprise-salarié qui est aujourd’hui remis en question, au profit d’une relation plus équilibrée entre employeur et prestataire. L’entrepreneuriat (avec un record historique de la création d’entreprises en France en 2021), le freelancing, le partage du temps de travail entre plusieurs activités à temps partiel, ou encore l’entreprise en réseau en sont les manifestations.

« Se développe un phénomène de désengagement au travail des salariés, qui se positionnent avant tout en tant que citoyens et souhaitent pouvoir instaurer un modèle de société davantage porteur de sens. »

Pour Corinne Concy, créatrice de l’incubateur de l’Économie Sociale et Solidaire Kaléidoscope, et membre du conseil de surveillance de l’ARACT (Association Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail), en tant que lieu social permettant de se rencontrer et d’apprendre à se connaître, l’entreprise possède un rôle éthique et doit se poser la question de son rôle pour le territoire. « En tant que lieu d’apprentissage et de formation, l’entreprise a donc un rôle de progrès et d’évolution des pratiques. Elle doit endosser son rôle d’épanouissement et d’empouvoirement de ses membres, et pour cela, il est indispensable que soient créés des espaces de concertation au sein de l’entreprise. Il faut remettre l’être humain au cœur de la problématique et travailler avec les personnes concernées, car les aides financières, les contrats aidés, l’augmentation des salaires et autres ne pourront plus remplacer l’absence de dialogue. »

Les entreprises peuvent ainsi à leur tour apprendre de leurs salariés, qui sont parfois des “transféreurs” de pratiques personnelles et de valeurs, et donc un moteur de changement sociétal. « Il est également nécessaire que l’entreprise ne se contente pas d’être un prescripteur mais endosse son rôle de contributeur au sein des espaces de concertation citoyens, tels que le Césecem en Martinique ou l’initiative 36h pour la Martinique, afin notamment de parvenir à l’objectif 5.0 et de contribuer aux mutations sociales et écologiques », ajoute Corinne Concy.

« Il est également nécessaire que l’entreprise ne se contente pas d’être un prescripteur mais endosse son rôle de contributeur au sein des espaces de concertation citoyens. »

Au-delà du rôle purement économique prôné pendant des décennies, l’entreprise sera d’autant plus acceptée et impliquée dans la société qu’elle deviendra un “commun”, engagé dans une « démarche d’interprétation et d’action collective en vue de la création, de la répartition et de l’usage des biens au service du lien social et écologique », selon les auteurs Swann Bommier et Cécile Renouard de L’entreprise comme commun. Au-delà de la RSE.

« Si les êtres humains se sont un jour rassemblés pour mettre en commun leur force de travail, c’était avant tout pour tendre vers un mieux vivre ensemble et leur permettre de prendre soin les uns des autres y compris dans un environnement de tension ou de compétition » déclarait ainsi Hugo Poissonnier, membre de la Chaire Mindfulness, Bien-être et Paix Economique de Grenoble École de Management.

La définition purement économique semble avoir vécu, une nouvelle étape dans l’évolution et la maturité des “entreprises” en tant qu’entité se dessine déjà. Les entreprises n’ont jamais été de simples structures de travail et de création de richesse, leur dynamique du vivre ensemble deviendra-t-il un indicateur économique à part entière ? 

« Si les êtres humains se sont un jour rassemblés pour mettre en commun leur force de travail, c’était avant tout pour tendre vers un mieux vivre ensemble et leur permettre de prendre soin les uns des autres. »

Deux nouveaux modèles d’entreprise 

La société à mission
Instituée par l’article 176 de la Loi Pacte (2019), la qualité de société à mission désigne une entreprise qui inscrit dans ses statuts sa raison d’être et les objectifs sociaux et environnementaux qu’elle s’engage à poursuivre par son activité. L’entreprise ne peut alors se défaire de cette mission, à l’occasion d’un changement de direction, d’une transmission, du changement d’actionnariat. Fin 2021, seules deux entreprises des DROM-COM sont des sociétés à mission, aux côtés de grandes entreprises telles que Danone, Voltalia, EM Lyon Business School ou la MAIF. Plus d’infos www.entreprisesamission.org

L’entreprise labellisée B-corp
La certification B-corp récompense les entreprises à impact positif, engagées pour la création de valeur pour leur écosystème et leurs parties prenantes, avec lesquelles elles fonctionnent selon une logique partenariale. Plus d’infos www.bcorporation.fr

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