C’est à Morne Rouge, dans la commune de Sainte-Rose, élevée par sa grand-mère Augusta, que le destin de Fabienne Youyoutte s’est dessiné. – Texte Willy Gassion

Le premier goût, celui de l’amour d’une petite-fille pour sa grand-mère. Le premier goût, celui du sorbet coco d’Augusta et de tout ce qu’elle confectionnait pour rendre l’existence moins aigre. Le premier goût qu’on garde en bouche pour le restant de sa vie. La saveur de l’enfance, de la campagne, du jardin créole, de ses arômes et ses pyé bwa. Du temps passé trop vite, d’une mélancolie douce-amère. « Je sais aujourd’hui que j’étais heureuse malgré tout ce qu’il nous manquait, notre maison était sans aucune commodité, je courais pieds nus, on mangeait sainement, on mangeait nos poules, nos cabris, ma grand-mère m’a inculqué les vrais produits, ceux qui sortent de la mer et de la terre. »

« Je voulais prouver qu’on peut venir d’un petit endroit sans rien, sans moyen et qu’avec la rage on pouvait s’en sortir, il ne faut pas avoir peur de la route, d’échouer et de recommencer. »

« An sé on fanm doubout » 

La route aura été longue depuis Sainte-Rose jusqu’à Pointe-à-Pitre, la Rivière-Salée à enjamber, large comme un océan entre Basse-Terre et Grande-Terre, semée d’embûches, de découragement mais jamais au grand jamais de renoncement.

Fabienne est aujourd’hui à la tête de quatre boutiques. « Je voulais prouver qu’on peut venir d’un petit endroit sans rien, sans moyen et qu’avec la rage on pouvait s’en sortir, j’ai une rage de faire, il ne faut pas avoir peur de la route, d’échouer et de recommencer. Je trébuche, mais je persévère. »

Certains mots pour qu’ils soient plus vrais, plus près de la réalité, ne peuvent être dits que dans la langue maternelle, la langue du cœur. La langue d’Augusta. « Ce que je vais dire est tellement fort que je ne peux le dire qu’en créole : an sé on fanm doubout padavwa an té kay koupé kann avè gran-anman an mwen. Nou té ka fè kassav, kisisi-kisila. Yo lévé mwen kon fanm gyòk é ki ni bon kè. Sa ka fè mwen plézi bay lavwa asi tout délis an apwann lè an té piti ».

« Nous avons ici tout ce qu’il nous faut, pourquoi aller chercher ailleurs ce que nous possédons, nous n’avons pas encore exploité tout ce qu’il y a à exploiter, nous sommes naturellement riches en saveur. »

Ce que nous offre la nature

À quoi nous invite Fabienne Youyoutte quand on croque dans une de ses pâtisseries ou qu’on lape ses sorbets et glaces qu’on voudrait sans fin ? À retourner collectivement dans l’enfance, dans la Guadeloupe d’antan. Sa Guadeloupe, celle d’avant la modernité, celle des charrettes, de la solidarité, des voisins qu’on traitait comme la famille… Voilà la promesse tenue de ses délices, voilà non pas notre madeleine de Proust mais notre douceur de Youyoutte ancrée dans nos mémoires collectives. Et ce voyage dans le temps commence avec les yeux et les oreilles dès l’évocation des délices : Dlo doubout, Lyannaj, Mi taw mi tan mwen…

« Nous avons ici tout ce qu’il nous faut, pourquoi aller chercher ailleurs ce que nous possédons, nous pouvons consommer ce qui vient de l’extérieur mais commençons d’abord par ce que nous offre notre nature. J’utilise des produits du péyi et de saison, nous n’avons pas encore exploité tout ce qu’il y a à exploiter, nous sommes naturellement riches en saveur. »

« Nous avons droit à la qualité, au beau, au luxueux, et à l’excellence. Voilà ce que je veux pour la Guadeloupe et voilà ce que j’inculque à mes salariés. »

« Nous y avons tous droit » 

La Guadeloupe, pays rêvé ou pays réel, d’hier ou d’aujourd’hui, la Guadeloupe qu’elle aime : « je suis 100% Guadeloupéenne et j’en tire une grande fierté. » La Guadeloupe qu’elle porte en elle, qu’elle affiche avec ses créoles en or suspendues à ses oreilles « tout ça c’est moi, je suis antillaise. »

Mais au-delà du look et des considérations esthétiques, c’est à travers les valeurs de courage et d’abnégation que la Cheffe s’engage pour son pays. Fabienne Youyoutte est lasse des incantations, seuls les actes comptent : « tout dans mon parcours montre qu’on peut partir de rien mais vraiment de rien et arriver chez soi à un certain niveau, ce n’est pas réservé qu’aux autres, contrairement à ce qui est dit, je suis convaincue qu’on peut réussir chez soi, être prophète en son pays si on retire les freins qu’on se met soi-même dans la tête. Il ne faut pas se contenter de dire, il faut faire maintenant. »

Faire les choses en partant de soi, de son territoire, avec rigueur et professionnalisme, sans à peu-près. « Nou pa la pou di ; sé nou menm oben i bon konsa. An Gwadloup nou pa la pou kyoké. Mwen menm ki mwen menm an pa ka kyokyé. La qualité allant avec l’exigence,  « i bon konsa ! » relève de la médiocrité. Nous y avons tous droit ! Nous avons droit à la qualité, au beau, au luxueux, et à l’excellence. Voilà ce que je veux pour la Guadeloupe et voilà ce que j’inculque à mes salariés. »

« Augusta a mis mes papilles en éveil » 

Aussi beau que soit le ciel de Guadeloupe, Fabienne Youyoutte ne lui doit rien. Élue Meilleur Artisan de France en 2019, celle qui dirige 17 salariés s’apprête à ouvrir une quatrième boutique à Marie-Galante, sur les terres de sa grand-mère dont elle dit dans des larmes qu’elle ne voit pas venir quand elle évoque sa mémoire : « tout ça c’est grâce à ma grand-mère, elle a mis mes papilles en éveil. »  

À lire également | Retrouvez tous les portraits de notre Hors Série “Elles font la Guadeloupe”