En marge de l’inauguration du Campus Cyber à Paris le 15 février 2022, nous avons rencontré Gaël Musquet, Guadeloupéen, hacker et esprit brillant, pour parler d’innovation, de son usage, ses limites et ses promesses. Entretien inspirant. – Texte Mathieu Rached  

L’innovation est au cœur de son métier et de sa vie. Gaël Musquet, né en 1980 aux Abymes, météorologue, hacker, confondateur de Openstreetmap (plateforme de cartographie ouverte et collaborative) et de l’association Hackers Against Naturel Disasters (HAND), n’a de cesse de confronter les nouvelles technologies aux défis du monde réel et de penser des solutions.

Quel est votre rapport à l’innovation technologique ?

Je suis un hacker, j’ai un rapport passionné aux technologies mais avec un regard de hacker. Comme le Chaos Computer Club (plus grand club de hackers) le définit, le hacker c’est celui qui doute, qui ne fait pas confiance. Et comme on doute, on veut comprendre comment fonctionnent les machines et les systèmes informatiques. Je passe ainsi des heures, des nuits, des jours à démonter, remonter, développer mes outils et travailler mon art sur des logiciels, des machines ou des radios.

Je m’inscris dans le rêve de Raoul Georges Nicolo, un de nos plus grands savants guadeloupéens, qui nous encourage à « multiplier nos efforts afin de trouver les méthodes qui permettent d’avoir le maximum de connaissances orientées vers la science »

À savoir | Raoul George Nicolo est un ingénieur et inventeur guadeloupéen, mort en 1993. Ses travaux de recherche portaient sur les télécommunications et la physique nucléaire.

Comment réalisez-vous une veille sur ces questions ?

(sourire) J’ai trois niveaux de « veille ».

  • Mes clients : en général, on ne vient pas me voir pour faire la fête, mais toujours parce qu’il y a un problème. Résoudre les problèmes des autres c’est participer à l’élaboration de solutions et donc d’améliorer l’existant. 
  • Les réseaux sociaux : chaque évènement est l’occasion de se poser les questions comment faire mieux, plus vite, plus sûr ! Mais aussi voir comment d’autres hackers ou développeurs ont résolu un problème.
  • Les jeunes : je suis père de deux adolescents et leur expliquer mes travaux, les faire réagir sur un évènement est une grande source d’inspiration. J’ai aussi régulièrement des stagiaires et toutes leurs questions sont des opportunités de voir les choses différemment et de découvrir de nouvelles approches à mes travaux quotidiens. 

« Il est nécessaire de rendre les connaissances accessibles au plus grand nombre, et de donner les clés et outils d’analyse, de compréhension de ce progrès apporté par la technologie. »

Comment décririez-vous la période que nous vivons, où la technologie prend toujours plus de place mais où le quotidien ne semble pas se simplifier ?

La technologie nous a apporté beaucoup de solutions et de confort mais aussi de nouvelles vulnérabilités. En 1972, dans l’Hexagone, il y avait 18 000 morts par an sur les routes. Toutes les innovations de l’industrie automobile et l’amélioration des politiques publiques ont permis de diviser par 6 le nombre de morts en 50 ans ! On a également progressé dans le traitement du cancer, du SIDA, de la faim, le trou dans la couche d’ozone, etc. Ces problèmes n’ont pas disparu mais l’Humanité a progressé grâce à la technologie. 

Mais ces progrès ont parfois exacerbé les inégalités sociales. Aussi, deux choses me paraissent importantes, d’une part, il est nécessaire de rendre les connaissances accessibles au plus grand nombre, d’autre part, il faut donner les clés et outils d’analyse, de compréhension de ce progrès.

C’est l’exemple du Smartphone : posséder un téléphone dernière génération ne signifie pas savoir s’en servir de la bonne manière. Il est nécessaire d’avoir d’un côté les concepteurs, de l’autre des associations qui travaillent à l’inclusion et la médiation numérique pour éviter de trop grands écarts dans les usages de la technologie et empêcher l’illectronisme. 

Donc la technologie ne se suffit pas à elle seule. Dans quelle mesure peut-elle être une réponse aux problèmes actuels des Antilles-Guyane : eau, chlordécone, transport, coûts d’importation, etc. ? 

Elle peut être une réponse, mais avant de foncer tête baissée, dans mes travaux, j’ai toujours ce réflexe de me poser la question suivante : comment auraient fait les anciens ? Le chlordécone est un exemple d’une technologie chimique qui semblait être une solution à une époque, et qui s’est avérée au final pire que le mal lui-même. Mais c’est aussi la technologie qui a permis de détecter les ravages de cette molécule, de la remplacer par d’autres solutions respectueuses de l’environnement.

Il est donc primordial de former des scientifiques, des techniciens mais aussi des historiens, des politiciens qui sauront prendre les bonnes décisions dans la gestion de ces technologies au service de l’intérêt général de nos territoires. Si la technologie n’est pas comprise, si ses bienfaits ne sont pas enseignés et vulgarisés, nous aurons beau disposer des meilleurs outils, un rejet de la société nous conduira dans une impasse.

« Sur une île, la médiocrité est mortelle, car les soutiens et les renforts sont à des centaines voire des milliers de kilomètres. L’innovation doit y être au cœur des politiques publiques mais aussi des initiatives associatives et entrepreneuriales. »

L’économiste Joseph Aloïs Schumpeter (1883- 1950) distinguait 5 types d’innovations (produit, procédé, organisation, commercialisation et matière première), de quel type d’innovation ont davantage besoin nos territoires actuellement ?

Toute innovation est bonne à prendre puisque innover consiste à améliorer l’existant ! Maintenant, dans nos territoires d’Outremer nous avons à mon sens un devoir de rigueur supplémentaire. Sur un continent et dans l’Hexagone, on peut compter sur ses voisins. S’il me manque une ressource à Marseille, je peux compter sur Avignon, Nîmes, Aix-en-Provence, Nice. Sur une île, la médiocrité est mortelle, car les soutiens et les renforts sont à des centaines voire des milliers de kilomètres. Irma, la COVID, les épidémies de dengue et chaque ouragan nous montrent à quel point l’innovation doit être au cœur des politiques publiques mais aussi des initiatives associatives et entrepreneuriales.

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Justement, quelle attitude pourrons-nous adopter face au changement climatique ou aux crises sociales ? 

Être ultramarin a toujours été une force pour moi. Victime de l’ouragan Hugo à 9 ans, je suis arrivé dans l’Hexagone à 21 ans avec à l’esprit que notre monde est fragile, qu’il est fini. Tous les enfants dans nos territoires connaissent la forme de nos îles et territoires. Parce que je n’ai jamais pensé cette limite physique de ma terre natale la Guadeloupe comme un frein à mes imaginaires, j’ai su m’adapter dans l’Hexagone quand j’ai rencontré des difficultés.

Aujourd’hui, les jeunes Européens que je rencontre souffrent de plus en plus d’éco anxiété, de phobies scolaires, ces jeunes n’arrivent plus à se projeter, à rêver. Je voudrais à cet instant dire pour qui je veux innover : pour mes enfants. L’innovation quotidienne de tous les parents, c’est bien de faire en sorte que nos enfants vivent mieux que nous ! Pour penser cette innovation il nous faut rêver, c’est un puissant moteur d’innovation. Le numérique ensuite permet de vérifier très vite que d’autres partagent ce même rêve, ou ont des idées pour arriver à résoudre ensemble ces problèmes sociaux, climatiques ou géologiques.

« Un territoire en paix et des habitants en bonne santé sont des conditions primordiales à l’innovation. »

Quelles sont les conditions requises pour penser l’innovation ?

J’aime la maxime corse pour le nouvel an : « Pace è Salute » (la Paix et la Santé !) Un territoire en paix et des habitants en bonne santé sont des conditions primordiales. En 2022, les Guadeloupéens ne devraient pas se préoccuper de savoir si ils disposeront d’eau potable ! Avoir de l’eau potable et en quantité suffisante est le premier préalable dans les camps de réfugiés ou sur l’Aquarius (le bateau de sauvetage de migrants en mer Méditerrannée) où j’ai pu travailler. On ne devrait pas non plus émigrer ou s’exiler pour se soigner.

Raoul Georges Nicolo disait : « Il me semble aussi intéressant de faire ressortir que le développement d’une région (ou d’un pays) est basé sur son équilibre économique et que la qualité d’une population (ou d’un peuple) réside dans son potentiel intellectuel et dans les méthodes d’utilisation de celui-ci ».

Sans être idéal, notre équilibre économique est donc une chance pour améliorer notre qualité de vie ? 

Le rêve et la curiosité sont les plus puissants moteurs de l’innovation. Nous sommes des êtres humains dotés de raison et d’imagination, l’éducation permet de concrétiser ces rêves, ces projets, ces idées.

Mais il y a aussi une réalité économique à laquelle se heurtent beaucoup de porteurs de projets. Et nous devons nous inspirer des diasporas haïtiennes ou africaines qui ont une culture du développement économique en finançant ou soutenant des initiatives partout où elles se trouvent. Les plus âgés d’entre nous doivent montrer la voie aux plus jeunes, les financer, les encourager !

Au-delà de l’aspect technologique, c’est bien une organisation entre êtres humains qui favorise le mieux les capacités de plusieurs générations à innover sur leurs territoires. C’est pour cela que je reviens tous les ans en Guadeloupe pour l’exercice CaribeWave et tous les deux ans dans le Pacifique et l’Océan Indien. Je transmets mes savoirs et mes capitaux au service de l’intérêt général de ces territoires. 

« Au-delà de l’aspect technologique, c’est bien une organisation entre êtres humains qui favorise le mieux les capacités de plusieurs générations à innover sur leurs territoires. »

Notre capacité à innover localement tient finalement à notre organisation en tant que société, en tant que groupe d’individus

Pa ni ayen nou pa sa fè ! Pa ni ayen nou pé pa fè ! Il faut juste que l’on se donne les moyens humains, financiers, et organisationnels de faire les choses, d’organiser et administrer nos territoires. Chaque ingénieur, infirmière, architecte, journaliste, artiste, plombier peut changer la donne. Chak moun on moun, nou bizwen tout’ moun ! Tout le monde peut et doit prendre sa part. C’est d’ailleurs le rôle noble, en théorie, de la politique : gérer la cité, orchestrer toutes ces ressources pour faire avancer nos territoires. Impulser une vision ! Un imaginaire !

L’avenir nous le dira, mais les crises majeures que j’ai eu à traverser m’ont rendu optimiste, l’Humanité est capable de grandes choses. J’ai vu énormément de solidarité dans des camps de réfugiés. Je ne souhaite à personne de vivre cette situation de réfugié, mais les difficultés ont rendu beaucoup de ces personnes innovantes.

Et notre capacité d’innovation est-il le facteur clé de la croissance ?

Croissance de quoi ?!? Beaucoup de territoires de la Caraïbe ont des PIB inférieurs et une croissance inférieure à la nôtre et pourtant ont des indicateurs de bonheur supérieurs aux nôtres ! Nos politiques sont souvent victimes du syndrôme du lampadaire. Le syndrôme du lampadaire c’est une personne qui a perdu ses clés et qui les cherche sous le lampadaire. Pourquoi parce qu’il y a de la lumière sous le lampadaire. Mè zanmi a pa la klé la yé !

Dit autrement : les objectifs économiques ou politiques sont décorrélés des attentes réelles de la population. Nous aspirons tous au bonheur, à un avenir meilleur pour nos enfants, il ne faut pas le perdre de vue ce besoin de sens. Si les décisions économiques, politiques ou sociales sont incomprises par la population ou trop éloignées de ses véritables attentes, alors naît la défiance. Croissance oui, mais humaine avant tout !

« L’effort est plus difficile que la course au buzz éphémère mais cela permet d’innover de manière pérenne et surtout de transmettre le meilleur aux jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi. »

Dans notre quotidien, le terme « innovation » revient à tout va, au point de donner l’impression d’un graal. Qu’est-ce que crée ce prisme, cette hyper attention collective ?

L’impression que l’on peut tout faire, avoir, vite et facilement. L’effort est rarement valorisé. Derrière les innovations, on oublie souvent les difficultés de l’innovateur, ses moments de solitude, ses doutes, ses échecs. 

Seule la victoire serait belle ! Dans tous les domaines d’activité, il faut retrouver ce goût de l’effort, la culture de la solidarité, la culture du risque. C’est plus difficile que la course au buzz éphémère mais cela permet d’innover de manière pérenne et surtout de transmettre le meilleur aux jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi.

Quel est, selon vous, notre rapport à l’innovation aux Antilles-Guyane ?

Nous innovons tous globalement en Outremer, avons-nous le choix ? Nous n’avons pas à rougir de nos résultats compte tenu des contraintes de nos territoires. Néanmoins, nous pouvons et devons nous améliorer. Il faut plus d’ingéniérie dans le suivi de nos porteurs de projets. Le temps est une ressource rare quand on innove, chaque retard, chaque euro mal dépensé peut décourager ou tuer une initiative. Ce suivi doit résister aux alternances politiques de nos collectivités, nos innovateurs ont aussi besoin de paix et pérennité dans le suivi de leurs actions.

« Il faut plus d’ingéniérie dans le suivi de nos porteurs de projets. Le temps est une ressource rare quand on innove, chaque retard, chaque euro mal dépensé peut décourager ou tuer une initiative. »

Fin 2020, Gaël Musquet a inauguré à Vernon un observatoire astronomique. Premier observatoire d’un réseau plus large voué à s’implanter à La Désirade ou encore à Mayotte, il scrute les étoiles à très grande vitesse de rotation pour comprendre et protéger la Terre.

1 innovation majeure ?
« Dans mon domaine d’activité, ce sont les systèmes d’alerte précoce (Emergency Warning System), soit prévenir en quelques minutes d’un grand danger pour sauver des vies ! » 

1 innovation inutile ? 
« Il n’y a pas d’innovation inutile. Si c’est inutile alors ce n’est pas une amélioration de l’existant et donc pas innovant… Attention donc : Tout ce qui est nouveau n’est pas innovant. »

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