Rencontre avec Claire Amar, chercheure agronome, chargée de coopération régionale en Martinique, et Marie-Edith Vincennes, Guadeloupéenne, diplômée de Sciences Po Bordeaux, spécialiste en gestion des risques, politiques agricoles et sécurité alimentaire. – Texte Yva Gelin 

En 2019, Emmanuel Macron avait fixé l’objectif d’auto-suffisance alimentaire pour les DROM (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et La Réunion) à 2030. Y parviendrons-nous territoire par territoire ? Ou cet objectif passe-t-il par un marché agricole de proximité à l’échelle de la Caraïbe ?

Nous sommes allés interroger Claire Amar et Marie-Edith Vincennes, respectivement chercheure et cheffe de projet, pour soupeser la réalité de cette promesse d’un grand marché de producteurs caribéens. La première est chercheure agronome au CIRAD, spécialisée en agrumes et chargée de coopération régionale. Elle travaille étroitement avec ses voisins géographiques sur les questions de développement agricole. La seconde est cheffe du projet TransformAr au sein de l’ADEME. Ce programme vise à tester, dans 21 territoires partenaires européens, des solutions d’adaptation au changement climatique notamment en lien avec l’enjeu de l’autonomie alimentaire. Entretien croisé.   

Claire Amar, chercheure agronome Cirad Martinique
Claire Amar, chercheure agronome du Cirad en Martinique, chargée de coopération régionale. (Photo Jean-Albert Coopmann)

À ce jour, quels sont les principaux échanges agricoles dans la Caraïbe ?

Claire Amar : Pour la Martinique et la Guadeloupe, les principaux flux de produits agricoles régionaux proviennent d’Amérique latine et centrale. On retrouve par exemple les agrumes et les tomates de la République Dominicaine et les ignames et ananas du Costa Rica.

Concernant les autres échanges intra-caribéens, on identifie trois principaux pays producteurs de fruits, légumes et racines (Sainte-Lucie, Saint-Vincent et la Dominique), lesquels exportent jusqu’à 30% de leur production sur le marché régional, principalement à destination des territoires qui produisent moins comme Barbade et Trinidad, mais aussi vers la Martinique et la Guadeloupe. 

Peut-on envisager qu’un marché agricole inter-îles émerge à court terme ?

Marie-Edith Vincennes : Aujourd’hui il est difficile d’imaginer ce type de marché à cause des appartenances politico-économiques différentes des îles de la Caraïbe. Il y a différentes problématiques sur lesquelles il faudrait travailler.

Il y aurait d’abord un effort d’organisation des filières de maraîchage en local. En effet, plus l’offre d’un produit est importante, plus le prix de ce produit baisse pour les consommateurs mais cela entraîne également un surplus, donc des pertes, et par conséquent une moindre rentabilité pour les producteurs. Pour que l’activité du maraîchage soit rentable et durable au point de pouvoir être exportée, il faudrait que la production s’équilibre en interne pour l’ensemble des producteurs. 

« Aujourd’hui il est difficile d’imaginer ce type de marché à cause des appartenances politico-économiques différentes des îles de la Caraïbe. »

C.A. : Un autre point est que l’on ne peut pas importer et exporter sans un contrôle sérieux, avec un accompagnement scientifique. Les normes phytosanitaires sont très importantes et c’est le rôle de la Direction de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Forêt (DAAF) en Martinique et en Guadeloupe d’effectuer les contrôles à la sortie ou à l’entrée. Ce n’est pas une question de quantité, un seul fruit peut suffire pour qu’un bioagresseur impacte tout le milieu dans lequel il est introduit. Surtout en ce qui concerne les champignons qui se propagent par les spores, le vent, l’eau, les plants infectés et les humains.

Aujourd’hui c’est compliqué car les conditions de production ou d’introduction de matériel végétal ne sont pas les mêmes en fonction des îles. Par ailleurs, la question du transport est également un frein, car les transports inter-îles ne sont pas assez développés. Enfin, on a tendance à l’oublier, mais les Antilles en général sont dépendantes des conditions climatiques qui peuvent altérer sévèrement les productions agricoles.  

Marie-Edith Vincennes, cheffe de projet à l’Ademe Guadeloupe
Marie-Edith Vincennes, cheffe de projet à l’Ademe, spécialiste en gestion des risques, politiques agricoles et sécurité alimentaire (Photo Jean-Albert Coopmann)

Autrement dit, bien que cette idée d’un marché caribéen suscite des espoirs chez un certain nombre d’acteurs et de politiques, ce n’est pas gagné… Revenons alors à une lecture territoire par territoire, quel est selon vous le plus gros enjeu en matière de production agricole pour les Antilles françaises ?

M-E.V. : L’enjeu le plus important est certes de produire plus en local pour tendre vers l’autonomie alimentaire, mais également produire mieux, c’est-à-dire dans un meilleur respect de la biodiversité. Quand il y a une nouvelle initiative aujourd’hui il faut qu’elle soit durable et adaptable. Cela revient à élaborer une politique publique agricole efficace. C’est le rôle des services de l’État comme la DAAF, mais aussi du Conseil Régional, du Conseil Départemental, des chambres consulaires comme la CCI ou la chambre de l’agriculture… Il faut un cadre car sans cadre on ne va nulle part.

« L’enjeu le plus important est certes de produire plus en local, mais également produire mieux, c’est-à-dire dans un meilleur respect de la biodiversité. »

On ne part pas de zéro j’imagine, quels sont les projets déjà existants qui répondent aux critères que vous avez énoncés ?

M-E.V. : Avec “l’agriculture écologique”, pour bien nommer les choses, l’objectif est de continuer à produire mais en réduisant l’impact de l’agriculture sur l’environnement. D’utiliser des engrais organiques, des énergies renouvelables sur les parcelles comme les panneaux solaires et surtout des techniques de culture différentes comme la permaculture ou l’agroforesterie avec comme objectif premier de recréer un écosystème qui s’auto-alimente et s’auto-défend sans aide chimique ou trop mécanique. En parallèle de quoi, il faut arrêter de dévaloriser la culture locale par rapport à la chlordécone, car il y a d’autres manières de cultiver.

Dans la liste des outils majeurs qui vont dans cette logique sur nos territoires, il y a les projets alimentaires territoriaux (PAT) qui permettent de réunir différents acteurs et d’élaborer des solutions concrètes en fonction des problématiques du territoire. En Guadeloupe, on compte une dizaine de PAT, comme celui de Morne-à-l’Eau dont l’un des objectifs est de former les agriculteurs à l’agriculture biologique et à la transformation de leurs produits pour lutter contre le gaspillage.

Le projet EXPLORER, porté par l’INRAE, a aussi une approche intéressante en créant un réseau de micro-fermes agroécologiques sur le territoire guadeloupéen pour rendre notre agriculture plus résiliente au changement climatique.

Je peux également citer le projet de recherche européen TransformAr, porté par l’ADEME Guadeloupe sur le territoire, qui va permettre de mieux adapter les techniques et calendriers de production en lien avec les projections climatiques. Dans le cadre de ce projet, on espère pouvoir bientôt déployer un Fonds Local d’Adaptation pour financer des actions concrètes pour la transition écologique de l’agriculture guadeloupéenne. 

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Y a-t-il des subventions dédiées qui favorisent cette transformation de l’agriculture caribéenne ?

M-E.V. : Il existe des systèmes de subventions délivrées par différentes institutions comme la Région Guadeloupe (Fonds Européen Agricole et de Développement Rural (FEADER), programme LEADER), la DAAF et l’ADEME à travers leurs différents systèmes d’aide pour la transition écologique de l’agriculture. Toutefois, ces systèmes sont souvent limités aux départements français. De nombreux projets inter-caribéens sur l’agriculture n’ont pas pu voir le jour faute de financement, du fait même de la diversité des statuts politiques des pays de la Caraïbe.

Sur nos territoires, hormis Interreg Caraibes, porté par la Région, il n’existe pas de mécanisme de financement des projets caribéens. À l’échelle de la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, il est par ailleurs difficile d’obtenir des aides auprès de fonds d’adaptation au changement climatique car nous ne sommes pas considérés comme pays en développement.

Néanmoins, s’il faut citer des projets subventionnés qui encouragent une collaboration caribéenne, récemment, a débuté le programme « Cambio Net », bénéficiaire du programme Interreg Caraïbes, qui va donner naissance à des plateformes d’innovations agro-alimentaires et économiques connectées dans la zone Caraïbe-Amazonie. En plus de tester des techniques innovantes en agroécologie, ce projet a l’ambition de créer une bibliothèque numérique partagée, une plateforme de conseil agricole et des outils d’aide à la décision. De quoi révolutionner la coopération agricole.

« Il est difficile d’obtenir des aides auprès de fonds d’adaptation au changement climatique car nous ne sommes pas considérés comme pays en développement. »

Comment les autres territoires caribéens appréhendent-ils ces enjeux ? Sont-ils également sensibles à cette démarche de produire autrement ?

C.A. : Tous les territoires sont sensibilisés à la volonté de produire différemment car on ne peut plus faire autrement. Un territoire insulaire est plus fragile qu’un territoire continental.

À ce jour, du fait de son histoire, Cuba a pris de l’avance en termes de recherches en agronomie et santé végétale et animale, et à l’échelle régionale elle peut être considérée comme une référence, mais tous les partenaires caribéens avec lesquels travaillent le CIRAD restent engagés dans une démarche d’agriculture durable. 

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Le marché agricole caribéen vu par les transitaires
“Dans la question de l’existence d’un marché agricole caribéen, les problématiques les plus importantes sont  celle du développement des voies maritimes, des normes phytosanitaires appliquées aux Antilles françaises mais pas dans la Caraïbe, et des écarts de coûts des produits sur le marché. Un tel marché implique aussi une logique d’investissement. Par exemple, un territoire comme Haïti est en capacité de produire mais n’a pas assez de chambres froides pour la conservation. 
Enfin, le développement agricole entre les îles de la Caraïbe nécessitera d’abord de déjà satisfaire notre marché intérieur et aussi de prendre en compte un manque d’une “culture caribéenne”. Ce n’est pas antinomique à notre culture actuelle mais cela signifie par contre qu’il y aurait un travail de formation de nos populations afin de faciliter la communication et les échanges.” 
Jean-Claude Florentiny, Président du syndicat des transitaires de Martinique, conseiller du commerce extérieur et Directeur de développement de Somotrans.

C’est quoi le PAT (Projet Alimentaire Territorial) ?
Il s’agit d’appels à projets lancé en mars 2021 en Martinique et en Guyane qui poursuivent trois ambitions majeures du point de vue : 
• Économique : consolider les filières agricoles, préserver les agriculteurs et les espaces agricoles. 
• Environnemental : diversifier les pratiques alimentaires, valoriser les modes de productions liés à l’agroécologie, lutter contre le gaspillage alimentaire et favoriser le recyclage de déchets organiques. 
• Social : participer à l’éducation alimentaire, lutter contre la précarité alimentaire et valoriser le patrimoine. 
Les appels à projets PAT visent à accompagner le développement de projets structurants pour le système alimentaire d’un territoire donné. En Guadeloupe, en Martinique et en Guyane des appels à projets ont été lancés par la DAAF en mars 2021. 

Le Cirad dans la Caraïbe
« Depuis plus 30 ans, nous construisons un réseau de partenariats de recherches sur la santé animale et végétale avec les 34 territoires de la Caraïbe. Il s’agit de partenariat principalement scientifique et il y a beaucoup à faire afin d’entretenir l’information et la formation ». Claire Amar.

Ça vient d’où ces fruits ?
Il existe plusieurs catégories de fruits pour lesquels vous n’avez pas à vous poser la question : la canne à sucre et les goyaves vendues en Guadeloupe, Martinique, Guyane sont forcément cultivées sur le territoire où elles sont vendues.
Arrêté du 3 septembre 1990 relatif au contrôle sanitaire des végétaux et produits végétaux.