Peut-on (et doit-on) sortir des schémas habituels de l’entrepreneuriat ? EWAG s’interroge sur nos modèles et notre capacité à les sublimer. – Texte Axelle Dorville 

Trouver une idée de business, consacrer un nombre incalculable d’heures, souvent seul, à la création de son MVP (Produit Minimum Viable), enchaîner les rendez-vous pour débloquer des sources de financement, acquérir ses premiers clients, croître et chercher de nouveau des financements : le parcours d’un entrepreneur est loin d’être évident.

Face à ces difficultés, nombreux sont celles et ceux qui renoncent à se lancer. Sans compter ceux qui mettent rapidement la clé sous la porte. Cela signifierait-il qu’il n’y a qu’une seule façon d’entreprendre, un parcours de startuper à suivre à la lettre ? Ou n’y a-t-il pas plusieurs voies à explorer pour réussir et s’épanouir dans son projet entrepreneurial ? 

Entrepreneur-repreneur

Selon la Chambre de Commerce et d’Industrie de la Martinique, en 2019, 3 000 entrepreneurs martiniquais étaient en âge de céder leur entreprise. En l’absence de transmission à des repreneurs, ce sont au total 5 000 entreprises relativement structurées, avec une base de clientèle – potentiellement de fidèles habitués –, des partenariats noués, des process et des offres éprouvées, des compétences métiers parfois uniques, qui menaçaient donc de disparaître. Et avec elles, de 20 000 à 25 000 emplois. C’est dire l’enjeu pour un territoire où 22 800 personnes étaient déjà concernées par le chômage, la même année.

Mais au-delà de l’intérêt sociétal, en quoi la reprise d’entreprise peut-elle être une forme d’entrepreneuriat intéressant pour un porteur de projet ? Sur le papier, les avantages sont nombreux comparé à la création d’entreprise. Reprendre une entreprise, c’est ainsi reprendre un business qui tourne, avec une clientèle déjà existante, un personnel formé et des ressources matérielles opérationnelles, cite la plateforme bpifrance dédiée à la création d’entreprise. En d’autres termes, de l’acquisition client au développement de partenariats, du recrutement au développement, le plus dur du travail a déjà été fait. Cela représente un « gain de temps très important », confirme Julie Ancèle, qui a racheté le restaurant Zanzibar, au Marin en Martinique, après y avoir occupé divers postes pendant trois ans.

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Par ailleurs, au niveau financier, hors reprise pour cause de liquidation judiciaire, un repreneur prend les rênes d’une entreprise qui génère un chiffre d’affaires et peut donc lui assurer un revenu immédiat. On est donc loin des débuts d’entreprise qui nécessitent de se serrer la ceinture le temps que le concept soit validé et séduise de premiers clients. Il peut également être plus facile d’obtenir une aide bancaire pour des projets innovants, lorsque l’entreprise est déjà connue de partenaires financiers et possède des preuves (bilans, comptes de résultat) de son bon fonctionnement.

« Relancer une entreprise dans un contexte de liquidation judiciaire nécessite du changement à plusieurs niveaux. Il peut être compliqué d’obtenir l’adhésion de toutes les parties prenantes, auxquelles il faut redonner confiance. »

Sébastien Célestine, repreneur de La Librairie Générale

Pour autant, selon la raison de la cession, la reprise d’entreprise peut présenter quelques écueils pour le repreneur. Créée en 1952, la Librairie Générale de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, était promise à la liquidation judiciaire quand cinq jeunes entrepreneurs guadeloupéens (Sébastien Célestine, Sindra Célestine, Christophe Thenard, Davy Chathuant et David Claude-Maurice) décidèrent en tout juste un mois de sauver cette institution de l’île, par le biais de la reprise d’entreprise.

Si Sébastien Célestine, déjà créateur de la société All Mol, indique que la reprise peut à bien des égards être plus aisée que la création, certains aspects sont selon lui à ne pas négliger quand on reprend une entreprise qui ne fonctionne plus : « Relancer une entreprise dans ce contexte nécessite du changement à plusieurs niveaux et il peut être compliqué d’obtenir l’adhésion de toutes les parties prenantes, que ce soit du personnel, des clients ou des partenaires financiers, auxquels il faut redonner confiance », explique-t-il. « L’aspect humain est vraiment important. » 

Par ailleurs, si l’aventure de la reprise peut être tentante, encore faut-il pouvoir identifier les cédants. Selon une étude de l’association Réseau Entreprendre, financée par l’État, la Banque Publique d’Investissement, la Caisse des Dépôts et Consignation et la Collectivité Territoriale de Martinique, le potentiel de reprise sur nos territoires est conséquent. Rien qu’en Martinique, du fait du départ à la retraite de chefs d’entreprises et de leur difficulté à trouver des repreneurs hors du cercle familial, il y aurait environ 200 entreprises à reprendre par an, soit 2,5 % des TPE.

« Dans la droite ligne du Réseau Entreprendre au niveau national, engagé dans l’accompagnement et le financement de la reprise de sociétés, nous nous sommes également saisis de la question pour co-construire une réponse adaptée à cette problématique et ainsi faire de la reprise d’entreprise, un levier de maintien et de création d’emploi sur le territoire », indique Anne-Laurence Ebadere, présidente de Réseau Entreprendre Martinique. Les Antilles-Guyane, bientôt terres de repreneurs ? Nous avons les cartes en main. 

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De l’intrapreneuriat 

« L’entreprise te confie un budget et tu développes un nouveau concept, tu commercialises l’offre, conçois la communication, vas à la recherche de la clientèle… ». Recruté par l’entreprise Infobam à la fin de ses études, Maxime de la Villegegu a rapidement été positionné sur la création d’une nouvelle offre inédite sur le marché de la location de voiture aux Antilles, en Guyane et à La Réunion. Jo App naît alors, service de location de voitures en libre-service, développé en intrapreneuriat par Jumbo Car.

« L’intrapreneuriat permet de profiter de tous les avantages de l’entrepreneuriat, sans la partie anxiogène de recherche de financement ou création de statut, qui peuvent être un frein au lancement d’un projet d’entreprise. »

Maxime de la Villegegu, intrapreneur chez Jumbo Car

Vraisemblablement créé par l’auteur américain Gifford Pinchot et sa compagne Elizabeth Pinchot dans le cadre d’un livre blanc intitulé « L’entrepreneuriat intra-entreprise » , le concept d’intrapreneuriat désigne ainsi le fait de créer une startup au sein d’une entreprise déjà existante et installée. Les intrapreneurs, tels que Maxime de la Villegegu, sont ainsi « des employés qui font en entreprise ce que des entrepreneurs font pour leur propre startup ». Il peut alors s’agir de développer un nouveau produit, un nouveau service ou une nouvelle activité en faisant appel aux principes des startups.

« Toute la partie financière du projet a été portée par Jumbo Car. L’intrapreneuriat permet ainsi de profiter de tous les avantages de l’entrepreneuriat, sans la partie anxiogène que représente la recherche de financement, la création de statut, la négociation avec les investisseurs et les banques, tous ces aspects qui peuvent être un frein au lancement d’un projet d’entreprise », détaille Maxime de la Villegegu, aujourd’hui Responsable Véhicules en libre-services chez Jo app et Responsable Ventes & Marketing chez Jumbo Car Martinique.

« L’intrapreneuriat est aujourd’hui un passage obligé des grands groupes historiques afin de résister aux chocs et de consolider voire de récupérer des parts de marché face à leurs concurrents. ».

Boris Dupoux, intrapreneur chez Citadelle

Si l’intrapreneuriat peut ainsi être considéré comme une alternative plus sécurisée à l’entrepreneuriat, cette démarche peut aussi être une étape vers l’entrepreneuriat, en permettant d’acquérir rapidement les compétences et connaissances nécessaires à l’aventure entrepreneuriale. Selon une étude Deloitte portant sur « L’intrapreneuriat : effet de mode ou vague de fond ? », 65 % des répondants estimaient ainsi que leur expérience d’intrapreneur les incitait à devenir entrepreneurs. Pour Boris Dupoux, le chemin aura été inverse. Entrepreneur puis animateur du Village by CA en Martinique, cet expert du monde des startups a depuis rejoint le groupe Citadelle en tant qu’intrapreneur, avec pour mission de créer des projets innovants de startups au sein du groupe, décidé à se renouveler en adoptant de « nouvelles approches fortes et tranchées ».

« L’intrapreneuriat est aujourd’hui un passage obligé des grands groupes historiques », prévient Boris Dupoux, « afin de leur permettre de résister aux chocs et de consolider voire de récupérer des parts de marché face à leurs concurrents. Ce modèle d’entrepreneuriat est amené à de plus en plus se déployer, car il permet par l’intégration de profils d’intrapreneurs, de développer une culture alternative d’entreprise propice à la disruption, au développement de nouvelles technologies et de nouveaux savoir-faire ». Tout en permettant à l’intrapreneur de profiter du soutien administratif et financier de l’entreprise. Une solution gagnant-gagnant. 

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Entrepreneuriat social, entrepreneur engagé 

Chez Kaléidoscope, incubateur de l’Économie Sociale et Solidaire, on est intimement convaincu que l’entrepreneuriat social représente également une alternative de poids face à l’entrepreneuriat classique. « L’entreprise de demain sera sociale ou ne sera pas », postule ainsi Corinne Concy, fondatrice de l’incubateur localisé en Martinique. « Face aux aléas extérieurs, il est indispensable d’adopter un modèle économique résilient qui réponde aux préoccupations socio-économiques en remettant le vivant, c’est-à-dire l’humain et l’environnement, au cœur du système ».

« Une entreprise sociale met l’efficacité économique au service des solutions ESS certes, mais elle reste une entreprise à la recherche de performance économique. »

Corinne Concy

Créé dans les années 80, le concept d’entrepreneuriat social décrit ainsi un projet mêlant à la fois viabilité économique, lucrativité encadrée, gouvernance participative et finalité sociale et/ou environnementale, selon la définition arrêtée par la loi de 2014 relative à l’Économie Sociale et Solidaire. Comme toute entreprise, l’objectif reste donc de créer de la richesse, la différence étant le modèle économique reposant sur la justice sociale et environnementale, la collaboration et l’implication des parties prenantes, ainsi que la redistribution de la richesse et son utilisation à des fins de pérennisation de l’activité. « Une entreprise sociale met l’efficacité économique au service des solutions ESS certes, mais elle reste une entreprise à la recherche de performance économique, qui utilise des leviers marketing et peut se faire financer par une banque et faire appel à d’autres partenaires financiers », explique Corinne Concy.

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Loin de l’image du preux chevalier désintéressé, l’entrepreneur social serait donc davantage un « réalisateur d’utopie » au sens de l’auteure Marie-Claire Malo, un entrepreneur engagé et porteur de valeurs, utilisant ses compétences et les ressorts de la création d’entreprise au service de problématiques sociales et environnementales. « L’entrepreneuriat social peut par ailleurs se matérialiser par la création d’une association plutôt que d’une entreprise classique », précise Boris Dupoux. Cela peut également prendre la forme d’un atelier chantier d’insertion, de crèches coopératives, de jardins partagés…

Si ce type d’entreprises de l’ESS gagnent aujourd’hui en notoriété, de même que le format classique d’entreprises unipersonnelles et de micro-entreprises, certaines formes juridiques délaissées gagneraient à être mieux connues des entrepreneurs sociaux de nos territoires, selon Corinne Concy. Les CAE en premier (Coopératives d’Activité et d’Emploi), permettant aux porteurs de projets, « qui n’ont pas envie d’entreprendre seuls ou qui n’ont pas suffisamment de volume d’activités », de mutualiser leurs ressources et ainsi concrétiser plus aisément leurs projets. Les Pôles Territoriaux de Coopération Économique (PTCE) ensuite, permettant le regroupement d’acteurs d’horizons divers (collectivités, entreprises, associations, chercheurs, professionnels, etc.) en vue du développement de projets innovants pour le territoire. Les SCOP enfin, Sociétés Coopératives et Participatives, dont les membres sont salariés et actionnaires, créant ainsi leur emploi tout en s’engageant dans un projet collaboratif. « Le faire-ensemble est définitivement un tremplin pour un entrepreneuriat social plus pérenne sur nos territoires », conclut la créatrice de Kaleidoscope. 

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Riches d’un écosystème entrepreneurial en constante amélioration – mise en place d’incubateurs, développement de programmes d’accompagnement, structuration de l’écosystème par l’acquisition du label FrenchTech –, force est de constater que nos territoires disposent de plus en plus d’atouts indispensables pour stimuler l’entrepreneuriat aux Antilles-Guyane. « Preuve en est, l’arrivée inédite de multiples travailleurs nomades depuis le confinement de mars 2020, attirés par notre cadre de vie et la qualité de nos infrastructures business », explique Boris Dupoux qui travaille au sein de la FrenchTech Martinique sur un programme d’intégration de ces travailleurs nomades aux écosystèmes locaux afin d’encourager les interactions et la création de collaborations.

Face à la solitude de l’entrepreneur, aux capacités limitées de financement, aux efforts commerciaux et marketing à fournir ou à la volonté de concilier business et valeurs, il existe aujourd’hui autant d’opportunités d’entreprendre que de profils d’entrepreneurs. Reste à les saisir.