Développement durable, les Antilles-Guyane à la croisée des chemins
Où en est-on du développement durable aux Antilles-Guyane ?
Si « le monde s’apprête à vivre un tournant historique sur le plan environnemental » comme le déclarait Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, lors du Forum économique de Davos 2020, les Outre-mer s’organisent eux aussi pour faire face aux défis économiques et écologiques des prochaines années.
Entre énergies renouvelables, ressources halieutiques, activités touristiques et maritimes durables, la géographie privilégiée des Antilles-Guyane pourrait bien être l’un des atouts du développement bioéconomique des territoires.
Etat des lieux aux Antilles-Guyane
🌱 Les Outre-mer représentent 80% de la biodiversité en France.
🐟 55 000 km2, c’est la superficie des récifs coralliens répartis au sein de 10 territoires.
🌊 8 800 entreprises exercent dans le secteur de l’économie de la mer.
⚓ L’économie bleue emploie 27 500 personnes dans les DOM en 2012, soit 6.5% des emplois maritimes français.
⚡ 90%, c’est le taux de dépendance aux énergies fossiles des Outre-mer.
♻️ Les entreprises vertes ont dégagé 1.2 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2016 en Outre-mer.
Passer à l’économie bleue… et verte pour préparer les enjeux à venir et nous sécuriser sur le plan énergétique et alimentaire. Qui dit mieux ?
Notre dossier s’articule autour de la « Trajectoire 5.0 » lancée par le ministère des Outre-mer en 2019. Tour d’horizon de celles et ceux qui ont déjà compris la portée d’un modèle de société basé sur notre responsabilité individuelle et collective.
– Texte Julie Clerc, Joséphine Notte
Le développement durable, un concept glouton
L’expression s’invite partout. Dans les forums mondiaux, dans les discours politiques, dans nos activités quotidiennes et dans la communication des entreprises. À tel point qu’on se demande quelle réalité cache ce concept devenu glouton. Décryptage.
Elle évolue depuis 70 ans. Pour les peuples du monde, la conception du progrès et du développement n’a pas toujours eu la même définition, modelée à l’épreuve de l’histoire, des crises et des priorités afférentes :
- Dans l’immédiat Après-guerre, il s’agissait du retour à la paix.
- Dans les années 1960, de la lutte contre la faim, notamment grâce à la « révolution verte ».
- En 1972, la conférence de Stockholm et le rapport Meadows marquent une première prise de conscience des enjeux environnementaux.
- En 1992, avec le rapport Brundtland et la conférence de Rio, le concept de développement durable s’impose enfin.
- Puis les « Objectifs du millénaire pour le développement » lancés en 2000 par l’ONU précisent ce concept.
Voilà pour les bases. Dès lors, la définition mondialement reconnue de ce qui est bon à la fois pour l’humanité et pour la préservation de ses conditions de vie sur Terre peut se dessiner.
Développement durable = écologie + économie + social
Le 25 septembre 2015, c’est chose faite. 193 pays adoptent à l’ONU le « Programme de développement durable à l’horizon 2030 » qui définit dix-sept objectifs de développement durable (ODD) pour répondre « aux défis mondiaux auxquels nous sommes confrontés, notamment ceux liés à la pauvreté, aux inégalités, au climat, à la dégradation de l’environnement, à la prospérité, à la paix et à la justice. ».
La notion de développement durable s’articule autour de trois enjeux :
- l’environnement
- l’économie
- le social
Les séparer n’a plus de sens : tout est lié. Notre environnement influence des aspects sociaux de nos vies, comme la santé, les inégalités ou l’exclusion.
La crise Covid-19 l’illustre parfaitement, qui a très certainement son origine dans les tréfonds d’une forêt asiatique dégradée par la main de l’Homme et qui creuse profondément les inégalités dans la plupart des pays du monde.
En termes de développement durable, le défi à relever n’est pas une mince affaire.
Des limites planétaires qui nous confrontent à la nécessité du développement durable
Nous nous confrontons à ce que les scientifiques nomment « la finitude écologique de la Terre ». Le concept de « limites planétaires » donne un éclairage cru de la réalité. Ces neuf limites physiques ont été définies par une vingtaine de scientifiques en 2009, dans un article publié par la revue « Nature ».
Ces limites désignent ainsi neuf variables qui régulent la stabilité de la planète et qu’il ne faut pas dépasser pour assurer un développement « sûr et juste » pour l’humanité :
- Changement climatique
- Erosion de la biodiversité
- Perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore
- Changements d’utilisation des sols
- Acidification des océans
- Utilisation de l’eau
- Appauvrissement de l’ozone stratosphérique
- Augmentation des aérosols dans l’atmosphère
- Introduction d’entités nouvelles dans la biosphère
À l’échelle mondiale, les quatre premières limites planétaires sont dépassées.
Le taux d’extinction d’espèces est plus de dix fois supérieur au seuil fixé par les scientifiques, et les surfaces forestières sont “ insuffisantes pour la régulation du climat ” détaillait le ministère de la Transition écologique dans son rapport 2019 sur l’état de l’environnement.
Or, parmi les responsables de ce franchissement susceptible de « faire basculer le système terrestre vers un autre état aux conditions défavorables pour l’humanité », il y a… la France.
Emissions de CO2 toujours trop élevées, érosion « préoccupante » des espèces, appauvrissement et bétonisation des sols, et des importations qui contribuent à la déforestation mondiale : selon le même rapport, la France dépasse six des neuf limites planétaires.
Ajoutons que d’après des relevés de l’Agence américaine océanique et atmosphérique (NOAA), septembre 2020 a été le mois de septembre le plus chaud jamais enregistré dans le monde depuis 1880, date des premiers relevés de température.
Et que le 22 août 2020, l’humanité a dépensé l’ensemble des ressources que la Terre peut régénérer en un an. C’était le jour du dépassement. Le pompon.
Une contre-performance qui nous vaut ce constat : l’Homme a fait entrer la Terre dans une nouvelle époque géologique, l’Antropocène.
“L’humanité a fait entrer la Terre dans une nouvelle époque géologique : l’Antropocène.”
Ce néologisme, qui associe les mots grecs « homme » et « récent », a été pensé par le Néerlandais Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie en 1995, pour indiquer que l’influence des activités anthropiques sur le système terrestre est désormais prépondérante.
La Terre a quitté l’Holocène pour entrer dans une nouvelle époque. Depuis les années 1950, l’Homme est la principale force qui gouverne l’état, le fonctionnement et l’évolution de la planète.
Face à cela, on observe dans nos sociétés les plus riches un discours permanent sur le développement durable qui peine à se traduire en actions concrètes.
Mais pourquoi sommes-nous incapables d’agir radicalement pour inverser la tendance ?
La première explication pourrait bien se loger au fond de notre cerveau.
Avez-vous déjà entendu parler du striatum ? C’est un noyau cérébral profond qui se lie à la dopamine- un neurotransmetteur qui, grâce à la sensation de plaisir, influe sur le comportement en renforçant les actions habituellement bénéfiques.
Or cette alliance nous est fatale. Pourquoi ? Parce que le système de récompense et de renforcement dont le striatum est le siège stimule ce qui, il y a des millions d’années, garantissait la survie de l’espèce, mais qui aujourd’hui creuse notre tombe : toujours plus de nourriture, toujours plus de sexe, toujours plus de pouvoir, toujours plus de possessions…
« Nous sommes quasiment tous menés à la baguette par un très vieux principe de plaisir, qui guide notre encéphale », explique Sébastien Bohler, docteur en neurosciences, auteur de « Le Bug Humain » (ed. Robert Laffont).
« Si je vous dis qu’à l’horizon 2100, le niveau des océans grimpera de 7 ou 8 mètres… Que plus d’1/3 des terres habitables seront submergées, il y a de fortes chances que vous trouviez cela moins gênant que de renoncer, maintenant, là tout de suite, à votre smartphone, à une connexion Internet ou à un voyage en avion, facteur de réchauffement climatique », explique Sébastien Bohler.
La catastrophe annoncée a moins d’importance pour nous que notre satisfaction immédiate. Parce que nous sommes soumis à la domination du « tout, tout de suite ».
Aux Antilles-Guyane, une logique de rattrapage contraire aux objectifs du développement durable
Justin Daniel, professeur de sciences politiques à l’Université des Antilles et directeur du laboratoire caribéen de sciences sociales, nous confie une autre piste, sociale et historique cette fois, et propre aux territoires antillo-guyanais.
« La notion de développement durable est susceptible d’entrer en compétition avec une approche du développement spécifique à nos territoires, basée sur l’idée qu’il faut rattraper le niveau de vie hexagonal », explique le chercheur.
« Quitte à injecter dans ces économies ultramarines des financements publiques qui créent des déséquilibres et alimentent une surconsommation antinomique de la notion de développement durable. »
Quelques exemples
« Hier on parlait de rattrapage, aujourd’hui de convergence, mais il s’agit de la même démarche. Les parcs automobiles de Martinique et de Guadeloupe, par exemple, sont surdimensionnés. »
« À raison d’une personne par véhicule qui fait du surplace, l’énergie dépensée et la pollution générées dans les embouteillages sont énormes ! Peut-on parler de développement durable si on ne prend pas au sérieux cette problématique du transport et de l’aménagement du territoire ?
Un autre bon exemple ? Le secteur du tourisme, considéré comme levier de la croissance économique.
A-t-on pensé à un tourisme véritablement durable qui permette de mieux reconnaitre les richesses du patrimoine naturel et culturel des Antilles-Guyane ? Il faut réfléchir au décalage entre le discours prégnant qui fait du développement durable un concept glouton et le fait que nos comportements ne sont pas à la hauteur », plaide-t-il.
Les fonds européens : une aubaine problématique
« Ce modèle de développement plonge ses racines au siècle dernier, bâti sur la départementalisation.
Cette politique explique que longtemps les pouvoirs publics ont privilégié la réalisation d’équipements collectifs, ce qui fait de nombreux envieux parmi les sociétés de la Caraïbe. Cette étape fut nécessaire donc. »
« Le fait d’injecter de l’argent public pour rattraper ce prétendu retard n’a pas permis de remettre en cause les déséquilibres structurels de l’économie. Ils ont même été amplifiés. »
« Nos départements antillo-guyanais font partie des rares sociétés au monde à avoir associé un taux de croissance élevé à un taux de chômage nettement plus élevé ! En outre, les Antillais et Guyanais restent attachés aux supposées retombées de ce modèle en termes de redistribution.
Ce modèle de développement entretient la dépendance vis-à-vis de l’extérieur à travers les fonds structurels européens et hexagonaux. Il n’est pas durable. Il le sera lorsqu’il sera parvenu à résorber les inégalités sociales qui fracturent les sociétés antillo-guyanaises. »
L’issue ?
« Faire en sorte que nos sociétés compensent leurs handicaps structurels en valorisant leurs ressources et leurs potentiels, en favorisant le développement des énergies renouvelables par exemple », répond Justin Daniel.
« Utiliser les fonds structurels à meilleur escient. Nous devons cesser de dépenser pour dépenser et mieux utiliser cet argent dans un sens plus durable justement », analyse-t-il.
Les priorités :
- « Réduire les inégalités sociales »
- « Etre moins dépendant des énergies fossiles – un enjeu crucial pour les territoires insulaires. »
- « Protéger la nature. Sans la mettre sous cloche, préservons ce qui peut l’être ! »
- « Enfin, faire face aux dégâts déjà causés. Les terres de Guadeloupe et de Martinique sont empoisonnées par des produits phytosanitaires, la chlordécone en tête. »
« Cette pollution crée de l’éco-anxiété et un malaise social. Gérons-les et trouvons d’autres méthodes de culture plus respectueuses de notre environnement. »
Les Antilles-Guyane seraient-elles à la croisée des chemins ?
« Il faut faire des choix collectifs, même s’ils représentent un coût politique et remettent en cause certaines de nos habitudes solidement ancrées », conseille Justin Daniel.
Nos petits gestes quotidiens pour la planète, nos achats (bio, local, sur-emballé ?), notre bulletin de vote bien sûr et notre soutien aux associations, professionnels et entreprises engagés dans cette voie pérenne…
Serait-ce là les seuls outils concrets dont nous disposons pour bâtir un avenir pérenne ? C’est bien possible. Et si on s’y met, ça peut marcher.
10 propositions pour inspirer le « monde d’après » aux Antilles-Guyane
Mars 2020. La pandémie Covid-19 renverse nos normes, notre notion de l’espace-temps, nos systèmes. Le monde est mis sur pause. Nous voilà réveillés de plein fouet, les yeux grands ouverts sur l’avenir de l’humanité et de la Terre qui la porte.
Confinés, nous constatons, réfléchissons, débattons. La rumeur se répand comme une traînée de poudre faisant fi des frontières.
Le consensus est global : à la sortie de cette crise, nous voulons un monde meilleur, plus sain, plus juste.
N’est-ce pas un grand pas vers une ère nouvelle ? Un paradigme inédit est né et il insuffle une dynamique nouvelle au développement durable : c’est le « monde d’après ».
Concrètement, le monde d’après, c’est quoi ?
C’est avant tout une idéologie globale partagée par tous, à toutes les strates de notre société. À l’échelle nationale, cette dynamique a amené un groupement d’organisations – la Croix Rouge, WWW.France, Mouvement UP, Unis-Cités, le groupe SOS et Make.org – à lancer la consultation collective « Inventons le monde d’après » pour penser un monde meilleur.
À l’échelle politique, plusieurs actions se sont mises en place pour co-construire avec les citoyens des solutions plus adaptées aux réalités de nos sociétés actuelles. Parmi celles-ci, « Le jour d’après », une consultation citoyenne initiée par Matthieu Orphelin, Paula Forteza et Aurélien Taché et soutenue par une soixantaine de parlementaires.
Ces deux grandes initiatives totalisent 20 000 propositions, 1,7 million de votes. 165 000 participants pour « Inventons le monde d’après » et 26 000 inscrits ainsi que 8700 propositions pour « Le jour d’après ». Autant dire que la volonté et les idées sont là. « Y’à plus qu’à »…
Propositions pour le monde d’après
Cette marée de propositions, « Le jour d’après » l’a classée en onze grandes catégories de manière à créer des grandes orientations. Étrangement, ces grandes thématiques rappellent… les Objectifs du développement durable adoptés par les Nations Unies en 2015 dans le cadre de l’Agenda 2030 !
Voici ce qui fondamentalement nous anime tous, les pistes du monde d’après :
- Tout d’abord une révolution du système de santé
- Un modèle du travail nouveau (stop au « métro, boulot, robot »)
- Une société de consommation plus sobre
- Une souveraineté alimentaire avec des circuits plus courts…
- Mais aussi, « des liens plutôt que des biens »
- Plus de solidarité
- Une société apprenante où l’on enseigne à tous les enjeux environnementaux
- Un monde numérique plus « humain »
- Un partage du pouvoir avec une démocratie plus ouverte
- Et surtout : un avenir pour nos territoires en préservant leur diversité, un partage plus équitable des richesses, et la prise en compte du bien-commun dans l’évaluation de la richesse
Presque six mois se sont écoulés depuis, et si la crise n’est pas terminée, il existe aujourd’hui dans nos territoires des associations, des entreprises, collectivités et institutions porteurs de projets qui peuvent transporter les Antilles-Guyane dans le monde d’après.