Chaque année, les chiffres de l’Insee font presque peur. Des milliers de personnes manquent à l’appel de nos territoires qui voient leur population se réduire comme peau de chagrin. Un peu comme dans tous les pays développés, finalement. Mais chez nous, l’isolement, l’insularité nous fait nous sentir comme sur la voie d’une agonie un peu inéluctable. C’est ce que nous proposons d’étudier à travers une série d’articles qui paraîtront de septembre à décembre : d’où vient ce déclin démographique ? Est-ce vraiment grave ? Qui s’en soucie ? Quelles solutions sont à l’étude ? Comment font les autres pays ?… Le tout premier article reprend la trajectoire historique des courbes de population aux Antilles. 

Texte Amandine Ascencio

Un premier regard démographique

Vieillissement. Baisse de la natalité. Baisse de la fécondité. Solde migratoire négatif. D’aucuns appellent cela un déclin démographique, d’autres mentionnent une transition démographique achevée. Car la situation de crise démographique, qui fait s’activer les politiciens de tous bords, les associations de la société civile ou même la presse qui en fait régulièrement ses choux gras pour comprendre un phénomène désormais chronique, n’a pas été toujours celle-là. On distingue, selon les spécialistes qui se sont penchés sur l’histoire de nos populations plusieurs cycles démographiques, aux Antilles.

La période esclavagiste d’abord qui a conduit les “Isles”, comme on les appelait à l’époque du colbertisme, à être “des établissements de commerce”, selon Yves Péron, chargé de recherche à l’Institut national des études démographiques (Ined). En 1966, il écrit un article scientifique sur la population ultra-marine, dans lequel il décrit l’intention de l’époque : « Soucieux d’en faire des colonies de peuplement, Colbert organise des déportations de femmes et donne aux “Compagnies” de “véritables directives pour haras humain” ».

Durant plusieurs siècles et jusqu’à l’abolition de l’esclavage, la France et les autres pays européens colonisateurs et esclavagistes ont organisé la démographie locale : importation de colons, d’esclaves, puis d’engagés. « L’abolition de l’esclavage en 1848 », raconte Yves Péron, « quelque peu devancée par une politique importante d’affranchissement, libère quelque 88 000 esclaves à la Guadeloupe et 67 000 à la Martinique ». Entre 1850 et 1865, « aux Antilles, l’immigration nette indienne est estimée à 77 000 personnes équitablement réparties entre les deux futurs départements. Elle représente 30 % de leur nombre d’habitants, au milieu du siècle ».

Dans les années qui suivent et notamment le début du 20e siècle la population augmente : les taux de natalité croissent quand les taux de mortalité diminuent globalement ; hormis bien sûr quelques coups durs portés à la démographie, comme une épidémie de choléra ou encore l’éruption de la Montagne Pelée en Martinique en 1902 qui fera 30 000 morts d’un coup. Et les chiffres sont d’autant mieux connus, relève Yves Péron, que « l’information numérique sur les populations des Départements d’Outre-mer s’est très nettement améliorée depuis la départementalisation » et notamment sur le recensement de 1961.

Le début de la transition démographique

À compter des années 1960, relate le démographe, l’Institut national des statistiques et des études économique (Insee) établit une prospective et estime qu’en 1985, « la population âgée de moins de 20 ans serait plus nombreuse que la population totale en 1961 », faisant « porter une lourde hypothèque sur le développement économique », notamment parce qu’à l’époque l’agriculture emploie moins, que le service public commence à recruter et que la crise sociale guette. Alors, les politiques publiques se tournent vers les “solutions démographiques”, notamment des politiques de réduction de la natalité (accès à la contraception, propagande, création de plannings familiaux, etc.), mais aussi vers l’émigration, autrement dit, le fait de quitter son territoire.

Dans les années 1950, le Bumidom (bureau des migrations des départements d’Outre-mer) instaure des aides à l’émigration et conduit (entre 1953 et 1961) plus de 15 000 personnes à partir des Antilles, mais aussi de La Réunion. Malgré tout, les territoires restent très peuplés avec un chômage endémique et, selon l’étude du démographe, peu de perspectives d’amélioration dans des zones à l’économie encore totalement liée à celle, pourtant en déclin, du sucre, sans autre activité économique majeure. Et le démographe conclut, en 1961 :
« Longtemps terres d’immigrations et renommées dans la littérature pour leur prospérité, les D.O.M sont aujourd’hui surpeuplés et sous-développés ».

Sauf que, dans les années 1980, la population (emportée par l’émigration et les baisses des taux de natalité) connaît une diminution que personne n’avait réellement anticipée.
« L’élévation du niveau de vie, la participation des femmes à l’activité salariée, le coût de l’enfant en augmentation (notamment dépenses de santé et d’éducation), incitent les couples à restreindre leur descendance », analyse une autre étude, du démographe Yves Charbit, publiée en septembre 1980 sur la “Transition démographique aux Antilles”, dans la revue Populations et Sociétés. Et si d’aucuns évoquent la possibilité des migrations en pleine fleur de l’âge pour expliquer la baisse des taux de fécondité, le constat reste sans appel : la modernisation des villes dont l’urbanisation a progressé dans les années 1960-70, notamment de Pointe-à-Pitre et de Basse-Terre, ou même Fort-de-France, entre clairement en jeu.
« L’alphabétisation est désormais totale parmi les jeunes générations féminines et l’âge moyen de fin de scolarité s’est sensiblement élevé d’une génération à l’autre », reprend également l’étude. Et d’énumérer les critères qui ponctuent la transition démographique : maîtrise de la natalité dans le couple, séparation de la sexualité et de la procréation via l’accès à la contraception, mais aussi, les modèles de famille réduite, véhiculés par celles et ceux qui ont séjournée en France Hexagonale après la départementalisation. Ces constats et mesures, suggèrent que « la Guadeloupe et la Martinique sont en train de réaliser leur transition démographique et ce, comme souvent dans les îles, bien plus rapidement que les pays d’Europe au 19e siècle », conclut l’auteur.

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Vers le déclin ?

Ce n’est que dans les années 1990 que la “transition démographique”, qui consiste à passer, selon l’Ined, d’un régime traditionnel où fécondité et mortalité sont élevées et s’équilibrent à peu près, à un régime où la natalité et la mortalité sont faibles et s’équilibrent également, de nos territoire s’achève. Et nos sociétés commencent à prendre le ton qu’elles conservent jusqu’à présent : des familles moins nombreuses, des départs et des migrations de la jeunesse de plus en plus importants, une population qui vieillit, le tout changeant les structures économiques et sociétales.

Et toujours selon les démographes qui étudient les variations, les mouvements et les soubresauts de nos populations, si la tendance ne s’inverse pas, la Guadeloupe, tout comme la Martinique, seront composées par 40 % de personnes de plus de 60 ans. Et l’âge de la retraite a beau reculer dans les lois, cela reste une perspective que l’ensemble des acteurs n’aime pas trop regarder mais qu’une nouvelle étude de l’Ined vient de le rappeler cruellement au bon souvenirs de nos politiciens, en charge d’administrer la cité et ses citoyens. « Il y a 10 ans, on était déjà dans le dérèglement démographique », analyse Claude-Valentin Marie, sociologue et démographe à l’Ined. « Si on avait été plus attentifs à ce qu’on a produit à l’époque, on aurait pas autant de retard sur la gestion de ce problème », constate-t-il, rappelant l’alerte sur le déclin démographique des sociétés antillaises que l’institut avait déjà publiée.

S’il fallait analyser le phénomène, désormais, ce sont les migrations qui participent à la baisse de la population : les femmes en âge de procréer (qui sont l’indicateur principal) sont hors des rivages des îles de nos régions. En 2020, les natifs ésidents sur l’île étaient « près d’un tiers (32 %) à avoir fait l’expérience d’une migration de 6 mois ou plus » et « 55 % des jeunes natifs de l’île de 18 à 34 ans seraient prêts à la quitter pour un emploi », détermine l’étude, qui rappelle que la “difficulté à trouver un emploi” lors du retour est cité par 42 % de ceux qui sont revenus.

« Selon notre étude, le retour au pays se fait surtout pour retrouver ses proches et l’attachement identitaire est très fort », souligne Didier Breton, démographe de l’Ined.
« C’est pourquoi ce déclin démographique, que l’on retrouve dans beaucoup d’endroits du monde, est vécu ici comme catastrophique ».

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démographie

Le réveil

Et le “problème” est désormais au centre de toutes les intentions politiques avec comme solution principale : le retour au péyi. Pendant que la Martinique tente des politiques d’aide au rapatriement de ses enfants partis ou envisage des dispositifs natalistes, la Guadeloupe mise sur des plans intergouvernementaux, dont la nécessité de renouveau est apparue avec les émeutes qui ont secoué l’archipel en novembre et décembre 2021.

Mais les politiciens ne sont pas les seuls à s’emparer de cette problématique. En mars 2022, l’association Alé Vini, mobilisée sur le sujet, sortait “Le livre Madras du retour au pays” avec une foule de préconisations d’attractivité du territoire : accompagner financièrement le retour, améliorer les services publics locaux, muscler les politiques d’orientation des jeunes, densifier les programmes culturel, etc. En Martinique, c’est Alé Viré, qui est aux commandes d’une telle structure. Sur les réseaux sociaux, les témoignages sur les retours au péyi s’étalent à longueur de comptes dédiés à la thématique.

Le 3 juillet 2022, les présidents des territoires d’Outre-mer signent ensemble, l’Appel de Fort-de-France dans lesquels ils dénoncent un « mal développement structurel à l’origine d’inégalités (…) qui minent le pacte social », présenteront au gouvernement des mesures pour le développement des territoires pour orienter les réflexions de la réunion interministérielle qui s’est tenue en juillet. Car souvent dans les analyses, ce sont les situations de défaillance des services publics, les conditions économiques compliquées, le coût de la vie, mais aussi, les salaires, les méthodes de travail, de management, d’agilité, que la jeunesse trouve inadaptée à son épanouissement, elle qui, avide d’horizons, porte ses îles vissées aux tripes.